Bon a(nni)dversaire !

 

Après une interminable réflexion d’une milliseconde, — je perds un peu la notion du temps ces derniers mois —, j’ai finalement décidé que ce premier anniversaire qui, je le conseille vivement au virus, aux frontières, aux services d’immigration, aux États, aux laboratoires pharmaceutiques et à quelques autres, a vraiment intérêt à être le dernier (je suis généralement quelqu’un de calme, mais on a tous nos limites), car, si en ce jour il n’y a pas de bougie, pas de gâteau, pas de champagne, il y a bel et bien une longue réminiscence qui n’en finit pas, comme cette phrase proustienne, à la recherche du temps perdu, comme une bombe à retardement qui risque de faire voler le monde en éclat. Un an. Jour pour jour. Nous sommes à Paris. 8 février 2020. C’est la fin de nos vacances en France. J’appelle un taxi pour ma femme et mes deux derniers enfants ; direction Roissy, puis Manille. Trop dangereux, pensais-je, de les envoyer Shanghai où nous résidons ; le virus se propageait alors à toute vitesse dans l’Empire du Milieu. Je décolle le jour même pour Ho-Chi-Minh par obligation professionnelle, pour une mission d’un mois. Ensuite, tout sera réglé, pensais-je, on se retrouvera en Chine. J’ai pu y rentrer ; ils sont toujours à Manille. Un an. 365 jours. Un peu plus pour ma grande fille et ma mère, un peu moins pour mon grand fils.

 

Un an de séparation. Pourtant, les quelques mots qui suivent ne sont pas la complainte de la butte ni celle des gratte-ciels de Shanghai. Nous sommes des milliers dans ce cas. Juste une prétentieuse petite voix pour nous tous, un sincère souhait d’utilité, de catharsis. Comment oser se plaindre devant 2,2 millions de morts emportés par la Covid-19 ? L’un d’entre eux fut tonton René. Je ne pouvais pas être là pour lui dire adieu. Après vingt ans passés en Asie, je ne compte plus les enterrements, anniversaires, mariages… où mon odieuse absence devint, progressivement une habitude. Choix de vie ? Suite de circonstances opportunes ? Qu’importe. Pourtant, si tout était à refaire, j’ose proclamer que je referais exactement la même chose. Me pardonnera-t-on cette impertinence ? Sans doute ai-je trop lu Nietzsche, trop fasciné par son concept d’éternel retour. Mais cette fois, depuis un an, je suis plus loin encore, car inatteignable : la possibilité du « regroupement familial » s’est envolée, mes pieds restent scotchés en Chine. J’étais déjà l’extra-terrestre de la famille. Maintenant, sans doute erré-je dans une autre dimension, un monde parallèle.

 

Un an à garder le contact avec les miens. Pendant des mois, une visio quotidienne sur Wechat. Mais l’absence, curieusement, se révèle de plus en plus oppressante. Deux ou trois fois par semaine, semble mieux adapté, comme si le temps se dilatait avec l’espace.

 

Un an sans le corps des enfants, sans les sentir, sans les prendre dans mes bras. L’idée que l’esprit et l’âme existeraient indépendamment du corps, « en-dehors » de lui, me fait sourire. Si c’était le cas, comment mes petits pourraient-ils me manquer ? L’esprit, l’âme voyagent sans passeport, sans visa, sans avion, n’est-ce pas ? Je suis plus convaincu que jamais qu’à l’intérieur de la boîte crânienne il n’y a que des atomes en mouvement, que le millénaire « problème » corps-esprit n’en a jamais été un… L’esprit, l’âme, c’est le corps, une partie du corps, au même titre que la main qui gifle les illusions humaines et que l’estomac qui fait digérer la réalité parfois cruelle.

 

Un an sans le corps de ma femme. Lorsqu’on a atteint les limites de Pornhub (si si, c’est possible), on s’aventure à des jeux érotiques par caméras interposées. Puis, lorsque cela ne devient plus suffisant, l’un des deux, sur un coup de folie, presque en riant, lance cette question surréaliste, impensable dans le monde d’avant : « si j’avais envie d’une aventure, me donnerais-tu, sinon ta bénédiction, du moins ton autorisation ? »… et la regrette déjà, réalisant que l’autre aurait pu la lui poser. Avant, le hors-norme restait de l’ordre du caprice d’enfant, l’excitation liée à l’interdit ; désormais, s’il devient la norme, on bascule dans le non-sens, l’inconnu, peut-être un point de non-retour. L’autre, soudainement envahi par mille pensées contradictoires, coincé entre le bas refus et la hauteur d’esprit, ne sait que répondre sinon « je ne veux simplement pas le savoir ». Puis, vite, tous deux, afin de ne pas sombrer dans L’enfer de Chabrol, tâchent de ne plus y penser, font comme si ce court échange n’avait jamais eu lieu. Chacun fera ce qu’il a à faire. Question de survie sans doute.

 

Un an sans famille donc. Est-ce si terrible ? La famille, « ça déchire » tout le temps. Quand elle est là, on gère des problèmes sans fin, quand elle n’est plus là… on en gère d’autres. Dans un cas, un déchirement de proximité, dans l’autre, un déchirement de distance. La famille ne nous quitte jamais. Quiconque prétend faire un trait sur elle se tire une balle, bien plus haut que dans le pied, cesse de vivre vraiment, marche dans le monde des zombis.

 

Un an avec soi-même. Il semble bien plus aisé de s’occuper des autres que de soi-même. Que faire de soi ? Boire ? Faire des écarts peu catholiques ? S’adonner au sport, au body-building ? Jouer au piano ? S’irriter les yeux sur Netfilx ? Gober des milliers de pages de romans ? Tout cela à la fois? Un an de perdu ou un an pour se retrouver ? Les questions existentielles, je les ai déjà traversées à la quarantaine. J’ai déjà donné en quelque sorte, plutôt reçu en pleine poire. Et j’ai survécu. Alors que faire de cette nouvelle expérience du vide dans la maison, sans les engueulades avec sa femme, sans les cris des enfants ? Une confirmation des solutions que j’avais alors trouvées ? Une régression temporelle vers la vie de célibataire, comme avant le mariage, avant les enfants, puis le questionnement s’en suit : alors, maintenant que tu as vraiment vécu les deux, quelle période de ta vie fût-elle la plus désirable ? Personne ne se pose vraiment ces questions bien entendu, mais elles macèrent silencieusement dans le sous-sol dostoïevskien, le Ça freudien, puis, reviennent à la conscience comme un délicieux élixir que l’on pourrait nommer le sens de l’essentiel, qui donne à la vie un goût plus délicat.

 

Un an de pratique du stoïcisme qui enseigne qu’il est absurde de souffrir en raison d’évènements qui ne dépendent pas de nous, que ce n’est pas le réel qui nous blesse, mais le regard qu’on porte sur lui. Le petit Manuel d’Épictète (esclave affranchi de Néron, un des rares philosophes qui ait vraiment vécu sa pensée) est un bijou de l’histoire de la philosophe. Extrait : « Ne dis jamais, à propos de rien, que tu l’as perdu ; dit : “Je l’ai rendu.” Ton enfant est mort ? Tu l’as rendu. Ta femme est morte ? Tu l’as rendue. “On m’a pris mon champ !” Eh bien, ton champ aussi, tu l’as rendu. “Mais c’est un scélérat qui me l’a pris !” Que t’importe le moyen dont il s’est servi, pour le reprendre, celui qui te l’avait donné ? En attendant le moment de le rendre, en revanche, prends-en soin comme d’une chose qui ne t’appartient pas, comme font les voyageurs dans une auberge. » Quasiment impossible à mettre en pratique, mais cette puissante, quasi inhumaine pensée, peut aider à quelques détours d’une vie…

 

Pourtant, au bout d’un an, parfois, on veut tout laisser tomber, tout envoyer balader. Beaucoup en parlent, quelques-uns l’ont fait. Stop. Basta. Vol aller simple vers les siens. Dans mon cas, ils sont répartis un peu partout, mais la première destination serait les Philippines. Ai-je suffisamment fait le tour des questionnements sur le sens de l’existence pour être capable désormais de vivre d’amour et de pêche (d’eau fraîche aussi) ? Quid des enfants ? Seront-ils plus heureux entourés de béton à Paris ou Shanghai, ou dans une des 7107 îles de l’archipel, au milieu de la mer et des cocotiers ? La réponse est en chacun de nous, et, surtout, évolue au fil du temps.

 

Un an de yoyo émotionnel donc. Puis, on se rappelle l’adage nietzschéen : ce qui ne me tue pas me rend plus fort. Merci donc à l’année qui vient de s’éc(r)ouler ! L’adversité a du bon. Bon a(nni)dversaire ! Qu’ils essaient de nous mettre à genoux, nous les déchirés-familiaux ! Bon courage à eux ! Même pas peur ! Nous sommes entrés dans le monde de l’anti-fragilité (Nassim Taleb). Jamais nous n’avons eu autant la niaque !

 

9 réflexions au sujet de « Bon a(nni)dversaire ! »

  1. Que dire ? Sinon que la vérité sort de la bouche de l expérience vécue .
    Un texte qui illustre toutes les qualités de l homme qui l a écrit et qui a redecouvert tout l ‘Amour qu il a pour les siens alors qu à force de se disperser entre travail et voyages il l avait , en partie , sous estimé .

  2. Tu as commis une erreur d’appréciation le 8 février 2020 et tu en subis les conséquences. C’est donc toi qui es en cause. Tu peux appeler Nietzsche, Dostoïevsky et Proust a la rescousse, cela ne changera rien à ta situation: tu t’es planté et en subis les conséquences. Pas de problème métaphysique a évoquer mais trouver des solutions concrètes: combien va couter un visa de complaisance?
    Je plaisante bien sur. Et nous savons en plus que tous ces désagréments et ces souffrances ne servent a rien.

  3. Tout d’abord merci Michaël de visiter avec tant de sincérité certains aspects existentiels dont la misère affective et sexuelle. Michaël est philosophe dans son intellect et dans sa vie, mais surtout authentique dans tout ce qu’il fait.Pour cela il a toute ma compassion et ma compréhension. Qui serait capable d’écrire comme il le fait en mettant tout sur la table? C’est sa marque de fabrique, il aborde chaque moment de sa vie avec intensité qu’il soit professionnel, familial, intime, culturel…Il ne triche pas, il est sans fard car il base les relations humaines sur la confiance mutuelle et l’intelligence.Pour répondre à son dernier papier ce n’est pas un délit d’apprécier les interventions de Michaël, c’est même un délice y compris dans ses délires. Aujourd’hui il partage avec nous sa situation personnelle, les affres de la séparation et les questionnements connexes. Il est en plein acte gratuit, dans toute sa beauté.Il peut en effet passer, avec maestria, de Nietzsche à la réalité crue du quotidien d’un homme en privation de famille, de repères affectifs et d’ émotions fondamentales.A ce stade j’arrête immédiatement les éventuels commentaires de la communauté égrillarde qui pourrait se méprendre sur mes propos:j’ai co- fondé avec Michaël le café-philo à Manille lorsque nous étions en poste avec mon mari en 2011.Depuis nous ne nous sommes jamais revus du fait respectivement, de nos agendas chargés, essentiellement à l’étranger mais l’amitié réelle et saine qui a présidé à nos échanges demeure.
    Je tenais donc à lui envoyer ce petit mot de soutien souhaitant qu’il puisse retrouver sa famille le plus rapidement possible et dans les meilleures conditions.Le monde n’a pas besoin d’âmes tièdes mais de cœurs brûlants disait Camus.

  4. Puisse cette confession t’aider à surmonter l’absence des tiens. On prend conscience en te lisant des limites du virtuel. Merci à Whatsapp et Wechat qui permettent de garder le contact… sans contact. Merci à ces applications qui permettent d’avoir des amis… virtuels. Rien en effet ne remplacera le contact par les sens, et c’est tant mieux. En attendant, la patience a des limites et l’imagination a besoin d’être riche pour combler les manques. Heureusement que tu as les livres, la musique, les amis,… mais espérons que tu retrouveras quand même ta famille au plus vite. Quel bonheur !

  5. « Le succès c’est d’aller d’échec en échec, sans perdre son enthousiasme ». Winston Churchill.
    Je ne vois qu’une et une seule série d’échecs répétés. Celle de l’obtention auprès des autorités chinoises d’un god damn visa pour serrer à nouveau les tiens dans tes bras.
    Tu as fait tout ce qui était en tout pouvoir afin d’agir sur une situation malheureusement hors de tout contrôle.
    Conserve ton enthousiasme le plus intact possible et continue de nous donner en exemple ta pugnacité, guerrier que tu es.

  6. Vite ! Vite ! que ça s’arrête et qu’on retrouve nos vies d’avant ! On se rend compte de l’importance d’une chose quand on la perd. mais tout peut recommencer, peut-être différemment. Ne perdons pas espoir, ne perd pas espoir mon cher Michael. Je t’embrasse.

  7. Réflexions d’un homme, d’un père, dans l’isolement pour qui les « technologies » n’arrrivent pas, et pour longtemps encore, à combler les vides affectifs, mais tout à une fin et la réunion familaile sera possible j’en suis ûr dans quelques mois, alors courage Michael, yu as ton réseau de supporters, c’est appréciable 🙂

  8. Tu sais, cher cousin, la vie d’aujourd’hui n’est plus celle d’avant…. Virus ou pas virus…. On a voulu que nos enfants étudient, apprennent à réfléchir, à argumenter, à philosopher, à voir grand… Mais avec tout ça, ils ont eu des soifs de découvertes et d’horizons lointains auxquels nous, (enfin pas toi déjà en avance sur ta génération), n’osions même pas rêver, ou alors pour quelques jours de vacances. Ils n’aspirent plus à vivre comme leurs « vieux » parents, ni à reprendre l’affaire familiale. Ils veulent de la distance, des grands espaces, de l’indépendance…. lointaine…. souvent ! Alors nous, sommes contraints de vivre des relations familiales et affectives par écran interposés et sommes priés de trouver ça bien… Que faire d’autre ? C’est mieux que rien disent-ils ! Oui certes, quelle chance on a d’avoir toutes ces technologies à notre disposition ! Mais si elles n’existaient pas, les enfants seraient-ils partis si loin? Devrais-je voir les 1ers pas de mes petites-filles sur whatsapp ? Alors oui je languis comme tout le monde que le virus nous lâche la grappe, mais cela ne résoudra pas tous les éclatements de famille et toutes les distances affectives…. malheureusement…
    Bisous cousin et bon courage.
    Signé : une MamyWhatsapp

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