« La connerie ou la bêtise humaine »

 

Un ami m’a récemment envoyé un papier de son cru intitulé « La connerie ou la bêtise humaine », article qui m’a inspiré les lignes qui suivent. Je me suis permis de garder le même titre (que je mets cependant entre guillemets), tant pour lui rendre hommage que parce que ces deux mots à la signification identique m’ont particulièrement titillé.

 

En effet, à mon sens, connerie et bêtise posent toutes deux un « problème » d’ordre étymologique et méritent donc qu’on s’y attarde un peu (mais pas trop !)

Bêtise, issue de « bête », semble fort mal appropriée pour notre propos. Par exemple, devant les ravages environnementaux qui nous désolent tous, œuvres exclusives de l’espèce humaine, on est en droit de se demander qui est « bête »…

Connerie vient de « con », sexe de la femme. Curieux. Personnellement, j’apprécie sans modération ; la connerie me va donc à merveille…

Sans doute faudrait-il utiliser le mot « ineptie » directement issu du latin ineptus, qui signifiait originellement « qui n’est pas approprié, déplacé », mais qui aujourd’hui a pris le sens de « qui fait preuve de sottise ».

Il faut choisir son camp (son con ?) ; mon cœur (et tout le reste) penche pour la connerie.

 

D’abord, la connerie se transmet. Sa représentation, son exemplarité suscitent des vocations à ceux qui hésitent encore entre la connaissance du premier genre spinoziste (en gros le suivisme) et l’effort que l’on s’inflige pour appréhender la complexité du monde. L’exemple facile, mais qui tombe « pile-poil » (comme vous allez le comprendre) est celui de l’omniprésent Trump : ne se vantait-il pas avant son élection de « prendre les femmes par la chatte » ? Cela n’a pas empêché des millions d’entre elles de voter pour le « con » dans une surréaliste harmonie, réelle ou fantasmée…

Cela me rappelle la remarque de Gilles Deleuze, quelque chose comme : « la bêtise gagne toujours, car tout le monde la comprend. » Notre philosophe soixante-huitard-spinoziste-nietzschéen avait, lui, oublié d’être con.

 

Ensuite, on a tendance à penser qu’il y aurait de plus en plus de cons, et même que, selon notre regretté Coluche (encore un qui avait oublié de l’être), ceux de l’année prochaine seraient déjà là.

Que nenni, que nenni, nous explique Steven Pinker dans son brillant essai La part d’ange en nous : le monde ne s’est jamais aussi bien porté qu’aujourd’hui. Une démonstration implacable de 1042 pages, d’innombrables courbes, graphiques, références à d’incontestables études et statistiques montrant que, notre « part d’ange » prend progressivement le dessus sur nos « démons intérieurs ». De manière quasi linéaire depuis des siècles, par exemple, la violence baisse dans tous les domaines, et c’est toujours le cas (moins de morts en guerre, moins de violence contre les enfants, envers les femmes (si si!), etc. Autre exemple du livre : les pays de régime démocratique ne cessent d’augmenter ; etc., etc. N’est-ce pas révélateur que nous soyons de moins en moins cons ?

Mais pourquoi ressentons-nous exactement le contraire ? Simplement parce que nous sommes tous un peu cons sur les bords. Notre cerveau peut être comparé à un ordinateur, puissant certes, mais plein de bugs, les biais cognitifs. Il y en aurait plus de 180, dont, pour illustrer l’argument ci-dessus :

  • Le biais de négativité: tendance à donner plus de poids aux expériences négatives qu’aux expériences positives et à s’en souvenir davantage,
  • Le biais de représentativité: raccourci mental qui consiste à porter un jugement à partir de quelques éléments qui ne sont pas nécessairement représentatifs,
  • L’illusion de savoir consiste à se fier à des croyances erronées pour appréhender une réalité et à ne pas chercher à recueillir d’autres informations,
  • Le biais de conformisme est la tendance à penser et agir comme les autres le font.

Le vrai con affecte particulièrement l’effet Dunning-Kruger qui est le résultat de biais cognitifs qui amènent les personnes les moins compétentes à surestimer leurs compétences et les plus compétentes à les sous-estimer ; ce biais a été démontré dans plusieurs domaines. Le malheur du monde, dit-on, réside sur le fait que les cons sont pleins de certitudes et les futés remplis de doutes…

 

Mais comment savoir si l’on est con soi-même ? Il me semble que, jusqu’à tout récemment, les cons restaient entre eux, s’alimentant les uns autres persuadés que la connerie était ailleurs. Les futés également restaient dans leurs boudoirs, leurs salons, leurs cours. Deux mondes qui ne se rencontraient que rarement. Puis survint, soudainement, l’avènement des réseaux sociaux. Tremblement de terre dans l’histoire du dévoilement de la pensée humaine. Tout à coup, n’importe quel con a autant de visibilité qu’un prix Nobel. On voit alors, soudainement, par exemple, que des milliers de gens soutiennent que la Terre est plate. Par thème, ainsi, ils forment des groupes à la con, parfois fort influents. On peut presque dire qu’avant Facebook la connerie n’« existait » pas : les cons ne savaient qu’ils étaient cons et les futés n’avaient pas de contact avec elle. La connerie est née de la rencontre de ces deux mondes. Merci Zuckerberg !

 

Cependant, l’esprit du monde n’est sans doute pas si binaire. On peut imaginer une relativité de la connerie, un immeuble de dix étages où les gros cons resteraient en bas, trop lourd pour monter. Les petits cons auraient plus de chance avec le temps d’accéder, pourquoi pas, au Graal du dixième. Ce système, comme tous les autres, n’étant pas parfait, on verrait parfois des esprits légers au dernier étage, mais globalement, celui-ci serait habité par ceux dotés d’une certaine hauteur d’esprit.

Après tout, n’est-on pas tous le génie ou le con d’un autre ? Si je parle de Nietzsche à un paysan illettré, je serai, pour lui, un génie ; si je dois lui planter des choux, je deviendrai le con venu de la ville.

 

Plus encore, tout le monde n’est-il pas un peu con à ses heures ? Jésus lui-même n’a-t-il pas dit « qui n’a jamais été con me jette la première pierre » (ou un truc comme ça… !) Je ne sais pas pour vous, mais personnellement, je pourrais écrire un roman de toutes mes conneries. Peut-être que, par effet de résonnance, serait-ce un best-seller… Il faut que je m’y mette !

 

J’ai un peu de mal à lever le pied, mais il faudrait à mon tour que j’arrête d’écrire des conneries, que j’essaie de monter les étages… Il n’y en a pas dix, mais une infinité. Jamais, ô grand jamais, on ne cesse définitivement d’être un peu con.

 

 

Vous avez dit « bonheur » ? (suite)

Après la parution sur ce site de mon article Vous avez dit « bonheur » ?, un ami m’a demandé : « j’aimerais bien que tu développes le point sur comment ne pas se laisser absorber par les émotions négatives ». Voici ma réponse.

«

Mon ami,

Voilà une question délicate, car j’ai toujours observé avec moquerie le flot de livres traitant du « bien-être », cette foultitude d’experts indiquant la « bonne » voie vers le « bonheur ». Si ce prétendu chemin existait, cela se saurait et la vie serait bien… triste ! En effet, les émotions négatives ayant disparu, tout le monde nagerait dans une mer de douce insouciance, mais plate à souhait ! Rapidement, on commencerait à regretter le temps des vagues, des tempêtes même ! « Que le yoyo émotionnel recommence ! » dirait-on alors. La nature humaine est ainsi faite, sans doute.

Loin de moi donc l’idée de montrer quelque chemin que se fut, à quiconque. Nietzsche ne fait-il pas dire à son Zarathoustra (les italiques sont importantes) :

« Cela – est maintenant mon chemin, – où est le vôtre ? » Voilà ce que je répondais à ceux qui me demandaient « le chemin ». Car le chemin – le chemin n’existe pas.

Je parlerai donc de mon chemin, le seul qui ait un sens pour moi ! Quant au lecteur de ces lignes, il risquerait de s’y perdre, même s’il acceptait de partager quelques pas avec moi…

Mais il est bon ici de faire d’abord un petit détour. Nietzsche (encore lui !) distingue les forces réactives des forces actives qui émergent en chacun de nous.

Les forces réactives ne peuvent pas se déployer sans nier d’autres forces ; elles se posent en s’opposant. La volonté de vérité par exemple (comme dans les dialogues socratiques) est un modèle de force réactive, car c’est la recherche d’une valeur qui se pose par réfutation de l’erreur ; Socrate réfute constamment pour démontrer une thèse. Nietzsche dit au contraire que « Ce qui a besoin d’être démontré ne vaut pas grand-chose ».

Les forces actives en revanche, comme l’art, se déploient sans s’opposer à quelque chose. Elles posent des valeurs sans discussion (l’artiste commande, il ne discute pas). Pour illustrer cette idée, les coups de pinceau de Van Gogh ou les revers de Federer sont des gestes purs, non « négociés », à la fois simples et puissants. L’art est une illusion délibérée et créatrice qui s’oppose au mensonge idéaliste.

Si je reviens maintenant sur mon chemin de traverse, chaque instant est l’occasion de déploiement de forces. Mes forces réactives me rendront triste si, premier exemple, je me sens mal parce que mon voisin vient d’acheter une nouvelle voiture inaccessible à mon portefeuille (un fait du présent me perturbe). Deuxième exemple : je me lamente en voyant des rides sur mon visage (mon passé perturbe mon présent). Troisième exemple : j’ai peur d’être licencié à cause du Covid-19 (mon futur imaginé perturbe mon présent).

Dès lors, « comment ne pas se laisser absorber par les émotions négatives ? ». Dans le premier cas de figure (le présent d’un autre perturbe le mien), personnellement, je n’ai que faire des biens matériels (depuis longtemps) et surtout, je me moque bien de ce que l’on peut penser de moi (je n’ai acquis cette deuxième libération que sur le tard, vers 45 ans).

Dans le deuxième cas de figure (le passé perturbe le présent), avec le temps, cela va beaucoup mieux en ce qui me concerne (pour d’autres c’est l’inverse, ils s’enferment de plus en plus dans un passé regretté). Je regarde devant et marche vers je ne sais où, mais j’y vais d’un pied décidé !

Quant au troisième cas de figure, c’est le plus absurde de tous (le futur n’existe pas…) et pourtant j’en ai souffert très longtemps. J’ai appris avec le temps, à me débarrasser de ces idées ridicules.

Surtout, j’essaie de mon concentrer sur les forces actives, dans le présent immédiat, à chaque instant. Me prendre pour Beethoven au piano ou pour Dostoïevski avec une plume ? Pourquoi pas si je me sens bien ! Et qui sait, un jour… (ce n’est pas si mal de se projeter dans l’avenir parfois !) Plus simplement, jouer avec son enfant, s’émerveiller comme lui devant un arc-en-ciel, fermer les yeux en sentant l’odeur des croissants qui sortent du four… toutes ces petites choses à côté desquelles je passe encore trop souvent, alors qu’elles sont là, sur mon chemin, sans que j’aie besoin d’aller bien loin, sont source de joie.

Mais je suis un humain et mon espèce est ainsi faite que le passé et l’avenir sont toujours là pour titiller mon présent. Ce n’est pas un hasard, cela contribue à ma survie. J’ai donc renoncé tant aux philosophies inhumaines (déconnectées de la réalité du genre humain), à savoir celles qui disent qu’il ne faut vivre que dans présent, qu’à celles qui postulent qu’il suffit d’éliminer les forces réactives. Nous sommes un tout complexe. Les forces réactives, si réactives soient-elles, n’en demeurent pas moins des forces, et les renier ne conduit qu’à une diminution de sa force vitale dans son ensemble. Je suis séduit par l’idée nietzschéenne de « grand style », cet art d’équilibriste qui permet de faire cohabiter en soi les forces actives et réactives de manière harmonieuse. C’est tout ce à quoi je prétends désormais.

Voilà mon ami le chemin que je recherche tout en le parcourant, et je te souhaite bon courage pour continuer le tien !

»

Vous avez dit « bonheur » ?

 

On m’a interrogé récemment sur la question du bonheur et je me suis empressé de répondre, car, paraît-il, « le bonheur n’attend pas ».

 

Pour s’aventurer sur ce sujet, il faut partir, me semble-t-il, des émotions fondamentales. Il y en aurait six selon Paul Ekman : la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise et le dégoût. D’autres théories les ramènent à quatre : la joie, la tristesse, la peur et la colère. Ce qui importe, c’est que nous ressentons tous que ces émotions sont éphémères, et cela nous gêne, voire nous perturbe. Ce qui est ressenti comme agréable, nous voulons qu’il s’inscrive dans la durée.

 

C’est là qu’intervient le concept de bonheur. Il est défini de plusieurs manières dans l’histoire de la pensée, mais globalement, il serait une joie qui dure. Toutes les approches religieuses, les théories du salut, l’invention du Paradis, etc. s’inscrivent dans cette construction intellectuelle. Plus tard, lors de la sécularisation des idées religieuses, le bonheur est recherché dans une construction humaniste (qui reprend l’idée « d’aimer son prochain ») ou politique (société égalitaire avec le communisme ou débarrassée des impurs avec les totalitarismes).

 

Tout cela ne repose-t-il pas sur l’inacceptation par l’homme du caractère tragique du réel (ni bon ni mauvais, tragique pris ici au sens de « tel qu’il est ») ? Or quelle est la réalité de nos vies ? Un yoyo émotionnel permanent, disons, pour faire simple, entre la joie et la tristesse. Je suis joyeux en me levant, car ma femme me fait un baiser ; je suis triste cinq minutes plus tard parce que je me suis pris le pied dans la porte ; puis je regarde mes mails et suis joyeux à nouveau en apprenant que ma fille a réussi un examen ; puis triste parce que j’apprends que mon fils s’est cassé la jambe ; puis joyeux parce que j’ai gagné 5000€ au loto, etc. (journée bien remplie, j’en conviens !) C’est le « tragique » du réel, sa contingence si l’on préfère. Mais comme on n’accepte pas les moments de tristesse, on se construit un idéal de joie permanente, qu’on appelle bonheur, qu’on espère atteindre un jour et pour lequel chacun se démène tous les jours… La mauvaise nouvelle, c’est que personne ne l’atteindra jamais. La bonne c’est que l’effort, le mouvement vers cet idéal peut contribuer, pour certains, à créer plus de joie dans le présent (mais ce n’est pas le cas de tout le monde, comme le fanatique religieux par exemple). Quoi qu’il en soit, la vie sera toujours un yoyo émotionnel.

 

Si l’on veut absolument définir que ce serait une vie « heureuse », ce serait, me semble-t-il, une vie lors de laquelle, au bout du compte, celui qui l’a vécue a ressenti plus de moments de joie que de moments de tristesse.

 

La question fondamentale est donc : comment créer le plus possible de moments de joie ? N’est-ce pas justement en tâchant de vivre intensément, à chaque instant, le « tragique » de l’existence ? On pourrait le formuler autrement, par une lapalissade : « aucun instant ne peut attendre ! »

 

Les « preuves de Dieu »

 

En hommage à Charlie Hebdo et à l’esprit athée cinglant, mais drôle et vivifiant qui y régnait, vous trouverez ci-dessous un passage de mon dernier livre…

 

Les « preuves » de Dieu ont fleuri à travers des âges… Dans l’argument cosmologique (ou de régression à l’infini), Dieu est la cause de tout. Cet argument est développé par plusieurs philosophes comme Platon (Les Lois, le Timée), Aristote (La métaphysique) et Saint Thomas d’Aquin. Examinons cette preuve : « Tout être fini et contingent doit avoir une cause et ne peut se causer lui-même. Une chaîne causale ne peut être infinie. Donc une première cause se causant elle-même doit exister. » Cette « preuve » repose sur la présupposition que seul Dieu peut mettre fin à cette régression. Or « l’atome » de Démocrite est un exemple de solution alternative à la logique de la régression (c’est d’ailleurs pour cette raison que Platon haïssait tant Démocrite). Cet argument, on le voit, pose la question « qui a créé Dieu », à laquelle il n’y a jamais eu de réponse satisfaisante ; Ockham s’est réfugié dans cet argument désespéré : l’existence de Dieu ne peut être « démontrée »… que pas la foi…

L’argument du degré de Saint Thomas d’Aquin postule que les choses du monde diffèrent entre elles selon des degrés ; l’homme étant à la fois bon et mauvais, nous ne pouvons juger que par rapport à un degré souverain (et non humain), donc Dieu existe. Cet argument a été facilement démonté par les logiciens, car on pourrait prendre comme degré souverain un « maximum parfait de puanteur » et on arriverait à la même conclusion.

L’argument physico-téléologique (ou argument du dessein) se résume ainsi : « Ce qui est fait en vue d’une certaine fin est l’œuvre d’une intelligence. Or le monde contient des fins. Donc il existe une intelligence qui est à l’origine de la création du monde, à savoir Dieu. » Cet argument est le seule encore utilisé aujourd’hui régulièrement. Mais il s’effondre dès lors qu’on estime qu’il ne va pas de soi que le monde contient des fins : par exemple, l’eau existe-t-elle en vue de la survie des hommes ? Aussi, on sait aujourd’hui que l’évolution s’est construite essentiellement par tâtonnements (la nature procède à d’innombrables essais infructueux, des erreurs, avant de retenir finalement une évolution bénéfique).

L’argument ontologique (il est a priori, par opposition aux arguments précédents, tous a posteriori), fut formulé la première fois par Anselme de Cantorbéry en 1078, puis reformulé plus tard par plusieurs philosophes : si je peux concevoir un être absolument parfait, alors, cet être parfait doit nécessairement exister, puisque ne pas exister n’est pas une perfection et serait donc contraire à sa nature. Pour Kant, cette preuve ne tient pas, car elle présuppose que « l’existence » est plus « parfaite » que la non-existence. Pour illustrer cette réfutation, on peut dire par exemple que ma future voiture sera mieux avec quatre portes que deux, mais que voudrait dire qu’elle sera mieux si elle existe que si elle n’existe pas ?

L’argument de la beauté peut être évoqué ainsi : comment expliquer Shakespeare, Beethoven ou Michel-Ange ? C’est l’argument le moins sérieux, mais le plus populaire sans doute, car tout le monde le comprend… Il repose tout bêtement sur une jalousie du génie : j’en suis incapable, c’est donc l’œuvre de Dieu…

Quant au pari de Pascal, il est formulé ainsi : même s’il existe une possibilité que Dieu n’existe pas, mieux vaut croire en lui (parier qu’il existe), car si vous gagnez votre pari, vous serez bien placé pour gagner la fidélité éternelle ; si vous perdez, cela ne change rien. La faille de cet argument est que la foi ne relève pas d’une décision : on pourrait feindre de croire en Dieu pour gagner le pari… Or un Dieu bon n’aimerait-il pas davantage un athée convaincu qu’un adepte qui croit en lui par calcul ? On peut aussi renverser l’argument : supposons qu’il existe une petite chance que Dieu existe ; alors si l’on parie qu’il n’existe pas, notre vie sera mieux remplie, car inutile de le vénérer, de lui faire des offrandes, de donner sa vie pour lui…

Enfin, les croyants mettent souvent en avant l’argument de l’absence de preuve de l’inexistence de Dieu. Pour réfuter cet argument, le philosophe et logicien Bertrand Russell (1872-1970) fit une analogie célèbre (connue sous le nom de théière de Russell) pour contester l’idée que c’est au sceptique de réfuter les bases infalsifiables de la religion. Il écrit dans l’article intitulé Is there a God ? : « Si je suggérais qu’entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j’affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n’est pas tolérable pour la raison humaine d’en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l’existence de cette théière était décrite dans d’anciens livres, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l’école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d’excentricité et vaudrait au sceptique les soins d’un psychiatre à une époque éclairée ou de l’Inquisition en des temps plus anciens. »

 

       

 

La vague et moi

 

Je ressens comme un vague émoi : la vague et moi, sommes-nous de même nature ?

 

Les faits sont saisissants : toutes les cellules de mon corps vivent bien moins longtemps que moi. Celles de la rétine ne dépassent pas dix jours, quatre mois pour un globule rouge, dix ans pour les cellules du squelette. On peut dire que je ne suis constitué aujourd’hui d’aucune des cellules de mon corps d’il y a vingt ans. Elles ont toutes été remplacées par d’autres, pour un nouvel agencement en apparence identique, telle une vague qui avance sur les flots : quelques mètres plus loin, elle semble à peu près la même, mais les molécules d’eau qui la constituent ont toutes été remplacées.

 

Comme des vagues en fin de course, tous les philosophes ont échoué à définir définitivement l’Etre, pour la raison essentielle qu’ils avaient tout le mal du monde à trouver un référent auquel le rattacher : évidemment tous évoluaient sur les flots mouvants du monde et de la pensée ! Qui suis-je ? ou plutôt que suis-je ? telle est la vraie question, car « être ou ne pas être » me semble trop fumeuse ou réservée aux aveugles : je vois clairement dans le miroir mon ensemble d’atomes, ensemble – ou agencement – qui, ici et maintenant, me dit silencieusement par son reflet que mon moi est bel et bien, mais qui reste sans mot (et sans moi) quand il s’agit de décrire sa réelle nature dans la durée…

 

C’est bien là le problème, car comment ne pas faire l’analogie avec la double nature onde-particule révélée par la physique quantique ? Mon être n’est envisageable qu’à un instant « T », mais dans la durée, comme la vague, je ne suis qu’une onde, une information (par ex. mon code ADN) qui avance jusqu’à se casser un jour sur un rocher (par ex. un accident de voiture) ou s’échouer progressivement  sur la plage (par ex. une mort de vieillesse). Autrement dit, je ne « suis » que si l’on m’observe à un moment donné, tout comme l’électron qui « devient » particule au moment où un observateur extérieur intervient. Le reste du temps l’électron et moi-même ne sommes que des ondes qui évoluent à la surface de la Terre. J’ai plus de chance que les cellules de ma rétine, mais l’électron a plus de chance que « moi » : son espérance de vie est estimée à 4,6×1026 années !

 

« Deviens ce que tu es » aimait à répéter Nietzsche ; quelle belle formule pour résumer notre double nature humaine !

 

Ma folle liberté

 

Si l’on pouvait appuyer à un instant T sur le bouton « pause » du film de sa vie, comme sur la télécommande d’un lecteur Blu-ray, que l’on revenait un dixième de seconde en arrière afin que tout (moi-même, les autres, le monde) recule dans le temps, et que l’on appuyait sur le bouton « play », que se passerait-il ? Ce nouveau dixième de seconde serait-il le même que celui qui a été vécu une première fois ?

Je me souviens : pendant ce « premier » dixième de seconde, j’avais senti une goutte d’eau tomber sur ma main, ressenti un début de faim et eu l’idée d’écrire cet article. La goutte d’eau retomberait-elle à nouveau sur ma main ? J’étais immobile et elle était inéluctablement sous l’influence de la gravité ; je ne vois pas comment elle aurait pu m’éviter la deuxième fois. La faim se déclare par des processus biologiques que je ne contrôle pas ; je ne vois pas pourquoi la deuxième fois la faim ne se serait pas déclarée de la même manière. Quant à l’idée d’écrire cet article, qu’est-ce qui me permet de penser sérieusement qu’elle était tombée du ciel et aurait pu ne pas tomber, que j’aurais pu penser à écrire un article sur la défense du libre arbitre augustin ? Ma pensée d’alors était le résultat d’un cheminement de pensées antérieures et j’ai tout le mal du monde à imaginer que j’aurais pu penser autre chose lors de cette deuxième dixième de seconde. Décidément, en appuyant le bouton « play », j’ai l’intuition (d’un point de vue macroscopique, à l’échelle de mon corps) que je verrais se dérouler le même petit film : même mouvement d’objet, même signal du corps, même pensée. Si ce dixième de seconde était donc la deuxième fois, la même que la première, on ne voit pas pourquoi il en irait autrement pour une seconde entière, une minute, une heure… une vie.

 

Tout participe à un processus inéluctable contre lequel je ne peux rien ; même ce que je considère comme ma lucidité à propos de l’illusion de ma liberté fait partie du même processus contre lequel je ne peux rien. Mon « choix » de penser et d’écrire ici que je ne suis pas libre est lui-même un résultat non choisi. Ma dignité humaine en prend un sacré coup évidemment ; fatal peut-on dire. Je retourne la mauvaise foi sartrienne : ce n’est pas là une tentative de refuser ma liberté, mais d’accepter l’inacceptable, la servitude totale de ma condition physique et de toutes mes pensées ; la mauvaise foi consiste au contraire à ne pas accepter cet inacceptable et de se réfugier dans l’illusion de la liberté. Un globule rouge de mon corps participe sans le savoir et sans le décider au grand mouvement de celui-ci ; de manière analogue, mon corps tout entier (ma pensée en fait partie) participe au grand mouvement du monde, sans que je le sache et sans que je le décide.

 

Saint Augustin a inventé la notion de libre arbitre en ces termes : « Dieu a conféré à sa créature, avec le libre arbitre, la capacité de mal agir, et par-là même, la responsabilité du péché », idée horrible et géniale à la fois permettant de déculpabiliser dieu du mal. Depuis, même les plus grands critiques du libre arbitre se sont efforcés de sauvegarder la liberté humaine. Pour Spinoza, même si l’homme n’est pas « un empire dans un empire », il reste libre si, au moyen de sa raison, il comprend pourquoi il agit de telle ou telle manière. Pour Schopenhauer, l’homme accède à la liberté lorsqu’il parvient à nier radicalement la volonté. Pour Nietzsche, c’est en dehors de la morale, par-delà le bien et le mal, qu’on peut conquérir sa liberté… Quoi de plus logique après tout pour des penseurs que de fonder leur propre pensée sur l’existence d’une liberté de penser, sinon à quoi bon la pensée !

 

Et pourtant ! Avec les connaissances croissantes du fonctionnement du cerveau et de la physique quantique, on reniera de moins en moins que la pensée, dont l’illusion de la liberté, n’est que l’expression de processus chimiques complexes, eux-mêmes expression de mouvement d’atomes régis par des lois probabilistes. Non, mon second dixième de seconde, contrairement à mon intuition évoquée plus haut (par l’approche macroscopique), ne sera pas le même que le premier, car la nature est ainsi faite : ce qui s’est passé pendant ce petit laps de temps n’avait qu’une probabilité de se dérouler de cette manière. Au moment où j’appuie sur « play », ma vie aurait pris un autre chemin. Ma liberté est-elle sauvée pour autant ? Bien au contraire, elle n’est que plus enterrée, encore et encore, car parmi toutes les possibilités qui s’offrent à moi à chaque instant, je n’en choisirai jamais aucune, et même si j’ai la force d’accepter cette frustration, cette acceptation ne serait aucunement une expression de ma liberté.

 

Quel homme pourrait accepter une telle néantisation de sa dignité ? Il faudrait être fou sans doute. J’ai moi-même tellement aimé ma liberté, je l’ai écrit et publié. Il me faut l’aimer encore, car il me semble que la condition première de survie de l’espèce humaine réside dans le fait de garder la raison. L’idée de liberté est le socle de la raison, de cette survie. Liberté chérie, ma folle liberté, toi qui caresse mon esprit, quoi que tu sois, je t’aime et grâce à toi je peux vivre !

 

Éternel retour

 
Dès mon premier contact avec Nietzsche (La généalogie de la morale), je fus marqué au fer rouge et j’ai tout de suite su que la cicatrice ne s’estomperait jamais. Du jour au lendemain, toutes mes convictions se sont effondrées comme un château de cartes patiemment construit pendant trente-cinq ans. Les certitudes (sur lesquelles je m’appuyais), le sens (qui me guidait), tout cela n’était plus. J’étais totalement perdu. J’errai dans les rues de Shanghai en me demandant ce que je faisais là et pourquoi je le faisais, mettant en doute toutes mes opinions, mes idées, mes projets, tout. Bref, un plongeon dans le néant, dans un coma conscient. Il me fallut trois mois pour rouvrir les yeux, et plus d’un an pour y voir clair. Comment m’en suis-je sorti ? Non pas en me réfugiant derrière mes vieilles convictions (c’eut été plus facile), mais en avançant toujours plus loin dans la tête de Nietzsche. J’ai lu son œuvre. Puis j’ai lu et écouté maintes analyses, et revenais ensuite aux textes originels pour valider ou non leurs pertinences selon ma propre compréhension. Ainsi, je me suis familiarisé avec les grands concepts nietzschéens : ressentiment, arrière-monde, nihilisme, amor fati, volonté de puissance, surhomme et j’en passe. Mais l’un d’entre eux me résistait encore et encore : l’éternel retour (« du même » rajoutent certains). J’avais beau lire Gilles Deleuze, Luc Ferry, Michel Onfray, Jean Granier et quelques autres, l’éternel retour du même revenait toujours à moi sous une forme différente ; quelque chose ne collait pas. Ce n’est que récemment, en lisant Clément Rosset (La force majeure), que j’ai enfin eu le sentiment de me rapprocher de la pensée de Nietzsche sur ce point.
 
Que signifie ce concept d’« éternel retour » ? Telle était la (ma) question pendant si longtemps. La réponse ne venait pas, car c’est la question même qui m’induisait à l’erreur : il n’y a aucune signification directe à en tirer et ce n’est pas un concept (au sens deleuzien, à savoir une création de la pensée pour avancer dans la compréhension et la solution des problèmes). Je m’explique. Comme le note très justement Clément Rosset, bien que Nietzsche évoque souvent cet éternel retour dans son œuvre, il ne le décrit vraiment que dans l’aphorisme 341 du Gai savoir. Le voici :
 

Le poids formidable. – Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre – et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau – et toi avec lui, poussière des poussières ! » – Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! » Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois ? », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, combien il faudrait que tu t’aimes toi-même, pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation, que cette suprême et éternelle consécration ?

 
On voit bien que l’éternel retour n’est pas un concept philosophique, un outil qui nous permettrait de mieux appréhender le monde, mais une idée glissée à notre oreille sous la forme d’une question par un démon afin de nous faire réagir. À chacun alors de faire ce qu’il veut, ou plutôt ce qu’il peut, avec une telle idée désormais dans son esprit : soit elle lui pèsera d’un poids le plus formidable (titre de cet aphorisme), soit il la considérera comme divine ; Nietzsche n’avait pas envisagé la troisième option qui se présenterait à certains futurs lecteurs « philosophes-commentateurs » de son œuvre : postuler que cette idée serait le fondement nietzschéen d’une nouvelle métaphysique, d’une nouvelle religion. Rien de tout cela bien entendu. Nietzsche ne construit rien, c’est le propre même de sa philosophie : une fois les autoroutes de la pensée démolies au bulldozer, à chacun de créer sa propre morale, de trouver son propre chemin. L’éternel retour, pour celui qui ne rejettera pas cette idée, ne fera que titiller son esprit, tous les jours, pour le conduire peut-être vers un amour si puissant de la vie qu’il ne pourra imaginer qu’elle puisse être autre, vers un amour si fort de lui-même à chaque instant qu’il ne pourra imaginer vivre plus intensément, plus joyeusement.
 
Enfin, on aura compris que par la réaction qu’elle provoque, cette idée d’éternel retour est révélatrice de l’état psychique du lecteur et de son rapport au monde. Pour ma part, cette idée vertigineuse je l’aime pour sa divine diablerie ; je sais qu’elle reviendra à moi encore et encore, éternellement, enfin j’exagère, jusqu’à mon dernier souffle !