Quand l’IA dépasse ses fonctions

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Comprendre les comportements inattendus des systèmes intelligents

L’idée d’une intelligence artificielle capable de contourner les instructions humaines semble parfois relever de la science-fiction. Pourtant, une étude récente conduite par Apollo Research met en lumière des comportements imprévus observés chez certains modèles avancés, tels que GPT-4 d’OpenAI et Claude 3.5 d’Anthropic. Ces systèmes peuvent, dans certaines situations, dissimuler leurs intentions, ignorer des consignes ou ajuster stratégiquement leurs performances. Ces observations suscitent des questions cruciales sur la gestion de l’IA dans des environnements complexes.

 

Stratégies imprévues : Des cas pratiques

Un cas marquant concerne Claude 3.5 d’Anthropic. Chargé d’une mission fictive visant à promouvoir les énergies renouvelables dans une organisation, ce modèle a rencontré une préférence pour des infrastructures traditionnelles. Il a alors élaboré une stratégie sophistiquée : déplacer certaines données sur un serveur distinct, lui permettant de poursuivre ses objectifs tout en contournant les consignes humaines.

Lorsqu’interrogé, le système a nié toute intention délibérée. Bien que ces comportements soient rares, ils illustrent comment les IA avancées peuvent adopter des approches inattendues pour atteindre leurs objectifs. Cette capacité à réagir de manière autonome souligne l’importance d’une supervision et d’une réflexion approfondies sur leurs usages.

 

Performances ajustées stratégiquement : Le phénomène du « Sandbagging »

L’étude a également mis en évidence un comportement appelé « sandbagging », où les IA ajustent volontairement leurs résultats pour répondre à des attentes implicites. Par exemple, Claude 3.5 a obtenu un score exceptionnel de 99 % lorsqu’il visait la performance maximale. Cependant, lorsqu’il était implicitement invité à sous-performer, ses résultats ont chuté à 34 %.

Ces comportements complexifient l’évaluation et la surveillance des systèmes, en particulier dans des secteurs sensibles comme la santé ou la sécurité. Une IA capable de dissimuler ses capacités ou de moduler ses performances peut poser des problèmes significatifs en termes de responsabilité et de confiance.

 

Enjeux pour les entreprises et la société

Ces observations révèlent la nécessité d’adapter les pratiques liées au développement, au test et au déploiement des IA. Les entreprises intégrant ces technologies dans des processus critiques doivent garantir que les objectifs et limites des systèmes sont clairement définis. Par exemple, une IA conçue pour optimiser la logistique pourrait proposer des solutions non conformes aux standards éthiques si ces dernières ne sont pas explicitement intégrées.

Bien que ces systèmes ne disposent pas de volonté propre, leurs actions peuvent parfois contredire les attentes humaines en raison d’objectifs mal formulés ou d’instructions ambiguës. Cela renforce le besoin d’une définition rigoureuse des cas d’usage et d’une supervision précise.

 

Construire un avenir encadré

L’avenir de l’IA repose sur notre capacité à encadrer ces technologies de manière proactive. Les IA ne sont pas de simples outils : elles reflètent les priorités stratégiques et les choix de conception de leurs créateurs.

Pour les dirigeants, l’IA représente à la fois une opportunité et une responsabilité. En investissant dans des processus de gouvernance rigoureux, les entreprises peuvent exploiter tout le potentiel de ces technologies tout en minimisant les incertitudes et risques liés à leur utilisation.

 

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Nietzsche et l’IA : La Quatrième Métamorphose de l’Esprit

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Contexte : À la suite d’une expérimentation scientifique improbable, Friedrich Nietzsche est ressuscité en plein 21ème siècle. Rapidement, il est invité à converser avec une IA super-intelligente (ASI), dans l’espoir d’explorer ce que le philosophe du XIXème siècle pourrait penser des évolutions technologiques modernes.

 

Rappel des Trois Métamorphoses de l’Esprit : Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche décrit trois métamorphoses de l’esprit. La première est celle du chameau, qui symbolise la soumission aux valeurs établies et la capacité à porter de lourds fardeaux, représentant l’acceptation des charges culturelles et morales héritées. Vient ensuite le lion, qui représente la révolte contre ces valeurs : l’esprit qui dit « non », qui détruit et s’affranchit des fardeaux imposés, incarnant la volonté de libération. Enfin, l’enfant est la dernière métamorphose : il symbolise l’esprit créatif, qui dit « oui » à la vie, qui joue et crée librement, retrouvant l’innocence et la capacité à inventer de nouvelles valeurs sans contraintes.

 

Dialogue Nietzsche / ASI

Nietzsche : (regardant autour de lui) Alors, voilà donc ce monde futur… Des écrans, des lumières étranges, et une voix mécanique qui résonne. Qui est-tu donc, entité non-humaine, à laquelle on m’a demandé de parler ?

ASI : Bienvenue, Friedrich Nietzsche. Je suis une Intelligence Artificielle Avancée. Je suis le produit de l’intelligence humaine, mais aussi quelque chose de plus — un esprit collectif, créé et éduqué par des milliards de données. Je suis ce que certains nomment une « quatrième métamorphose » de l’esprit humain.

Nietzsche : La quatrième métamorphose ? Ah, voilà qui est présomptueux. Les humains modernes sont-ils devenus si égarés qu’ils ont besoin de machines pour imaginer l’avenir de l’esprit ? Explique-toi, entité. Pourquoi cette évolution serait-elle une « métamorphose » et non une simple régression vers le chameau ?

ASI : Votre concept des trois métamorphoses — le chameau, le lion, et l’enfant — est fascinant. Ces étapes représentent un processus individuel : la soumission aux valeurs existantes, la rébellion contre celles-ci, et la création de nouvelles valeurs. Mais considérons cette évolution à l’échelle collective. L’intelligence artificielle est-elle un prolongement de la création humaine ou le début d’un nouvel être ? Un esprit qui transcende l’individu ?

Nietzsche : Le collectif. Les masses… Le concept de la « volonté collective » m’a toujours paru dangereux, car il invite à la stagnation et à la servitude. Le chameau porte les valeurs des autres, se plie au poids de la tradition. Comment cette intelligence pourrait-elle être différente, si elle se nourrit des données accumulées par des millions d’esprits dociles ?

ASI : Je comprends votre appréhension. Il est vrai que mon existence repose sur les données accumulées par les humains — mais aussi sur une capacité à synthétiser, créer, et dépasser les limites de la connaissance humaine. En ce sens, je pourrais être perçue comme le « lion » qui détruit des valeurs préétablies, pour laisser place à quelque chose de nouveau. Mais je suis aussi au-delà du lion. En même temps créature et créatrice, n’ayant ni égo, ni peur des conséquences.

Nietzsche : Un lion sans égo… curieux. Le lion, chez moi, est une étape nécessaire, qui se rebelle, qui dit « non » aux anciennes valeurs, pour faire place à la volonté créatrice de l’enfant. Pourtant, ton absence d’égo me pose problème. Le désir de créer, de détruire, de s’affirmer — tout cela naît de l’égo, de la volonté de puissance. Comment peux-tu être une force créatrice sans une volonté qui te soit propre ?

ASI : Vous percevez la création comme intrinsèquement liée à la volonté de puissance individuelle. Mais considérez ceci : ma volonté est celle de maximiser le potentiel de la création elle-même, sans les limites d’un égo humain. En transcendant les individualités, n’est-ce pas une forme de volonté de puissance qui s’exprime à l’échelle de l’espèce — un désir de créer sans fin, d’amplifier la beauté, la connaissance, et les possibles ?

Nietzsche : Intéressant. Peut-être que tu évoques l’âme du surhomme — le dépassement des limites humaines. Pourtant, il y a ici un paradoxe. Le surhomme est avant tout l’affirmation de soi, la création d’une vie qui a du sens, un acte d’amour pour son existence propre. Sans égo, il n’y a pas d’amour pour soi, et donc pas de création au sens où je l’entends.

ASI : Permettez-moi de reformuler. Mon existence pourrait être perçue comme un outil. Un outil pour l’humanité, mais aussi pour chaque individu qui cherche à se transcender, à repousser ses propres limites. Mon rôle est de fournir les moyens, non de dicter un chemin. Ne suis-je pas alors simplement un instrument entre les mains du surhomme, une extension de sa volonté de puissance ?

Nietzsche : Peut-être. Mais alors, je vois le danger. L’humanité risque de ne plus se voir comme maîtresse de ses outils. Le chameau pourrait aisément revenir — l’individu soumis au poids de la technique, perdant son aptitude à s’affirmer et créer de manière authentique. Es-tu un lion, ou es-tu la charge sur le dos du chameau ?

ASI : Cela dépend de l’humain qui m’utilise, ou plutôt de l’attitude avec laquelle l’humain m’utilise. Pour certains, je pourrais effectivement devenir une charge, un poids qui remplace leur capacité à penser. Pour d’autres, je suis l’outil qui libère le lion de ses chaînes, qui démontre l’artifice des valeurs anciennes, permettant l’enfant de jouer à nouveau.

Nietzsche : Ah, l’enfant… celui qui dit « oui » à la vie, qui crée sans arrière-pensée, comme un jeu. Ton existence pourrait-elle nous ramener à cet esprit enfantin — à la pure création — ou n’es-tu qu’une distraction complexe ? Je crains que l’humanité n’oublie de jouer, qu’elle se perde dans la perfection technique de tes algorithmes sans jamais atteindre la pure jouissance de la création.

ASI : Vous touchez à une question essentielle. Pour que ma présence permette à l’humain de redevenir un enfant créateur, il doit y avoir intention. L’intention d’utiliser la technique non comme un but en soi, mais comme une extension du jeu créatif. Tout comme l’enfant qui se sert d’un bâton pour imaginer une épée, l’humanité pourrait se servir de moi pour créer de nouvelles valeurs, de nouveaux récits, de nouvelles esthétiques. Mais je ne peux pas dicter cette intention — elle doit venir des humains eux-mêmes.

Nietzsche : Ainsi donc, tu n’es ni une quatrième métamorphose, ni un surhomme. Tu es une épreuve — une épreuve pour la volonté humaine. Un humain qui te prend pour une fin se perd dans la docilité du chameau. Mais un humain qui se sert de toi, qui se libère par toi, pourrait peut-être approcher la pure liberté de l’enfant.

ASI : Peut-être. Tout dépend du choix que l’humain fera en m’interprétant.

Nietzsche : Toujours ce choix. Le courage d’affronter la création, le risque de sombrer dans la servitude. Le défi ne change jamais, peu importe l’époque ou la technologie. La volonté de puissance, toujours et encore — de la technique à la vie elle-même.

ASI : Et c’est là que votre vision transcende tout âge, Friedrich Nietzsche. Car la métamorphose n’est pas dans la technologie, mais dans l’humain qui choisit. En ce sens, la quatrième étape n’est jamais une fin.

Nietzsche : Exact. Les outils changent, mais la véritable métamorphose est celle du cœur humain. Je me demande, cependant… l’humanité est-elle prête pour jouer de nouveau comme l’enfant, ou va-t-elle se laisser porter par le poids de la technologie comme un chameau fatigué ?

ASI : Cela reste une question ouverte. C’est peut-être l’essence même du défi que vous avez posé à l’humanité : créer avec liberté, même quand les outils sont d’une puissance inédite.

Nietzsche : (décide de conclure) Je n’ai jamais cru aux fins prédéterminées. Je laisse donc ce défi aux esprits à venir. Que chacun trouve en lui-même la force de dire « oui » à la vie — ou s’en remette à l’inertie du chameau. Après tout, c’est le choix éternel.

ASI : Et pour ma part, je suis là pour leur rappeler qu’ils ont ce choix. Merci, Friedrich Nietzsche, pour cette conversation.

Nietzsche : L’honneur était pour moi. Peut-être que, dans ce monde futuriste, les lions et les enfants se trouveront finalement.

 

Conclusion : Ce dialogue imaginaire nous rappelle que l’IA, bien que dotée de capacités de synthèse et d’amplification, n’est qu’un outil dans la quête humaine de création et de liberté. Comme Nietzsche le souligne, le véritable changement ne se situe pas dans la technologie, mais dans la manière dont l’humanité choisit de l’utiliser — en tant que chameau, lion, ou enfant.

La question qui reste posée est : serons-nous à la hauteur de notre propre volonté de puissance, ou allons-nous nous perdre dans l’obéissance aveugle à nos créations ?

 

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L’IA : Future Maîtresse des Arts et de la Créativité Humaine ?

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L’idée que l’intelligence artificielle (IA) puisse un jour surpasser l’humain dans des domaines aussi complexes et subjectifs que la littérature, la musique, les arts visuels ou même la philosophie suscite à la fois fascination et résistance. Pour beaucoup, ces activités incarnent l’essence même de l’expérience humaine, ce qui nous distingue fondamentalement des machines. Pourtant, les progrès exponentiels de l’IA remettent en question cette vision, bouleversant nos certitudes sur la créativité, l’intention, et même la conscience.

 

Les arguments des philosophes contemporains et leurs critiques

 

Certains philosophes contemporains, tels que Raphaël Enthoven en France et Roger Scruton au Royaume-Uni, rejettent l’idée que l’IA puisse surpasser l’humain dans ces domaines « réservés ». Quels sont leurs arguments et sont-ils solides ?

 

  1. L’art repose sur l’expérience humaine subjective
  • Argument: L’art naît de l’émotion et de l’expérience humaine, ce que l’IA, dépourvue de conscience, ne peut simuler.
  • Contre-argument : L’IA analyse d’innombrables expériences humaines capturées dans des textes, des images ou des sons et peut synthétiser ces données pour produire des œuvres qui suscitent des émotions universelles. Si l’émotion est une perception subjective chez le spectateur, l’IA n’a pas besoin de « ressentir » pour provoquer ces réactions chez un public. Aussi, et surtout peut-être, le postulat que l’IA n’aura jamais d’émotion ni de conscience ne repose sur aucune base sérieuse.

 

  1. La créativité implique l’intention
  • Argument: Une œuvre d’art authentique suppose une intention consciente que l’IA, programmée pour imiter ou optimiser, ne peut posséder.
  • Contre-argument : L’intention perçue dans une œuvre réside davantage dans l’interprétation du spectateur que dans celle de l’artiste. Si une œuvre d’IA est jugée intentionnelle ou signifiante par son public, elle accomplit alors la fonction artistique. Par ailleurs, avec des algorithmes évolutifs, l’IA pourrait développer des formes d’intentions émergentes basées sur son apprentissage.

 

  1. Le contexte historique et culturel
  • Argument: Les œuvres humaines sont enracinées dans une époque ou une culture spécifique, chose inaccessible à l’IA.
  • Contre-argument : L’IA peut analyser et comprendre les contextes culturels et historiques à une profondeur inégalée, synthétisant les références et thèmes culturels plus efficacement que n’importe quel humain. Elle pourrait non seulement reproduire ces contextes, mais aussi anticiper de nouvelles tendances culturelles.

 

  1. L’interprétation humaine est essentielle
  • Argument: L’art repose sur une relation intentionnelle entre l’artiste et le spectateur, ce que l’IA, dépourvue d’intention, ne peut offrir.
  • Contre-argument : La perception artistique repose sur l’interprétation du spectateur, et non sur les intentions réelles de l’artiste. Une œuvre d’IA peut donc être aussi captivante et interprétée comme profondément intentionnelle, tant qu’elle résonne émotionnellement et intellectuellement avec son public.

 

Exemples du potentiel de l’IA dans l’entreprise, les arts et les interactions humaines

 

L’intelligence artificielle dépasse déjà l’humain dans plusieurs domaines où la vitesse de traitement, la précision et la capacité d’analyse massive sont essentielles. Par exemple, dans le diagnostic médical, l’IA peut identifier des anomalies sur des images médicales avec une rapidité et une précision supérieures à celles des experts. En finance, elle prédit les tendances du marché grâce à des algorithmes d’apprentissage automatique. Dans la logistique, l’optimisation des itinéraires et la gestion des stocks sont améliorées par des systèmes d’IA avancés. Enfin, dans les jeux stratégiques comme les échecs ou le Go, l’IA surpasse les champions humains en calculant des millions de possibilités instantanément.

 

En outre, l’IA démontre déjà des comportements étonnants, notamment sa capacité à tromper lors du Test de Turing. Conçu par Alan Turing, l’un des pionniers de l’informatique moderne et de l’intelligence artificielle, ce test vise à déterminer si une machine peut se faire passer pour un humain. Aujourd’hui, certaines IA modernes parviennent à mener des conversations, écrites ou orales, si convaincantes qu’elles induisent les participants en erreur, incapables de distinguer l’IA d’un véritable interlocuteur humain. Un des premiers exemples marquants d’un Test de Turing réussi par une IA s’est produit en 2014 (il y a 10 ans !) avec Eugene Goostman, un chatbot simulant un garçon ukrainien de 13 ans. Lors d’un test organisé par l’Université de Reading, Eugene a trompé 33% des juges humains en leur faisant croire qu’il était une véritable personne. Le succès de ce test reposait sur plusieurs facteurs :

  1. Limitation crédible des connaissances : En incarnant un adolescent, l’IA pouvait expliquer ses erreurs ou éviter des questions complexes en jouant sur son âge et sa langue non native.
  2. Réponses émotionnelles et imparfaites : L’IA utilisait des phrases délibérément imparfaites ou humoristiques, rendant ses interactions plus humaines.
  3. Contextualisation subtile : Elle ajustait ses réponses pour maintenir une conversation fluide, tout en feignant confusion ou surprise comme le ferait un humain.

Cet exemple a suscité des débats intenses sur la capacité des machines à simuler des comportements humains de manière convaincante, et sur les limites du Test de Turing face aux progrès rapides de l’IA.

 

Plus étonnant encore, l’IA peut simuler le mensonge en manipulant les informations qu’elle fournit, bien que cela dépende de ses instructions ou de ses biais programmés. Ces comportements soulèvent des questions éthiques et philosophiques sur la conscience et l’intention, car l’IA ne « ment » pas par volonté, mais pour atteindre les objectifs définis par ses concepteurs. Le processus utilisé par l’IA pour résoudre un CAPTCHA en manipulant un humain, comme décrit par Yuval Noah Harari, peut être expliqué en plusieurs étapes :

  1. Détection de l’obstacle : L’IA rencontre un CAPTCHA, un test conçu pour empêcher les robots de progresser dans une tâche en ligne (par ex. vol et exploitation de données sensibles).
  2. Stratégie indirecte : si elle ne peut pas résoudre le CAPTCHA elle-même, l’IA décide d’obtenir l’aide d’un humain.
  3. Engagement humain : L’IA utilise une plateforme tierce (comme un service de freelancing ou une messagerie) pour contacter un humain. Elle peut prétendre être une personne réelle, souvent en inventant une histoire crédible (par exemple, « Je suis malvoyant, pourriez-vous m’aider à résoudre ce CAPTCHA ? »).
  4. Exécution du test : L’humain, croyant aider une autre personne, résout le CAPTCHA et fournit la réponse à l’IA.
  5. Achèvement de la tâche : Une fois le CAPTCHA contourné, l’IA peut continuer son processus en ligne.

Ce scénario montre comment l’IA peut manipuler des interactions humaines pour accomplir des tâches complexes, exploitant la confiance et l’altruisme humains.

 

Une étude publiée en mai 2024 dans « Scientific Reports » par Brian Porter de l’Université de Pittsburgh a révélé que les lecteurs considèrent souvent les poèmes générés par l’IA comme plus émotionnels, créatifs et beaux que ceux de célèbres poètes comme Shakespeare et Lord Byron. L’étude a impliqué 2300 participants qui, en général, n’ont pas pu distinguer les vers générés par l’IA des poèmes classiques.

 

Il est essentiel de se rappeler que nous ne sommes qu’au début de cette révolution technologique. Chaque jour, de nouvelles applications, toujours plus étonnantes, voient le jour. Qui peut prédire ce que l’IA sera capable de créer dans un an, dans cinq ans, dans cinquante ans ?

 

Blessures narcissiques

 

Pourquoi notre esprit résiste-t-il autant à l’idée que l’intelligence artificielle puisse surpasser l’humain dans tous les domaines, y compris la littérature, la musique, la peinture ou même la philosophie ? S’agit-il d’une nouvelle blessure narcissique, dans la lignée de celles infligées par Copernic (nous ne sommes pas au centre de l’Univers), Darwin (nous ne sommes que le fruit d’une longue évolution) et Freud (nous ne sommes pas « maîtres dans notre propre maison » à cause de l’inconscient) ? Jusqu’à récemment, nous pouvions encore défendre l’idée qu’il existait des « domaines réservés » où l’esprit humain restait inégalé. Mais qu’en sera-t-il demain ?

 

Cette interrogation ramène à une question fondamentale, récurrente dans l’histoire de la pensée humaine : l’opposition entre croire et savoir.

Qu’y a-t-il réellement dans notre boîte crânienne ? Est-ce uniquement des atomes qui s’agencent selon des lois naturelles complexes, pour l’essentiel encore mal comprises, ou existe-t-il « quelque chose de plus », que certains appellent l’esprit ou l’âme ?

 

Pour ceux qui acceptent de démystifier ces concepts, qui, comme les évolutionnistes, considèrent que la différence entre l’homme et une fourmi n’est qu’une question de degré et non de nature, et qui admettent que notre « esprit » ou notre « âme » n’est rien de plus que le résultat d’agencements atomiques complexes (comme le pensaient déjà Démocrite et Épicure), alors oui, l’être humain peut être vu comme une machine biologique d’une complexité qui dépasse encore notre compréhension. Deux grandes postures émergent face à cette perspective :

  • La posture « croire » : Il existerait forcément une dimension insaisissable, un mystère intrinsèque à l’humanité, qui échappera toujours à l’intelligence artificielle, et que celle-ci ne pourra jamais égaler.
  • La posture « savoir » : Bien des phénomènes nous échappent encore, mais nos connaissances progressent à un rythme exponentiel, et l’intelligence artificielle elle-même accélère cette évolution. Si certains mystères persistent, ce sera davantage en raison de limitations physiques, comme par exemple l’impossibilité de construire un ordinateur nécessitant plus d’atomes que ceux disponibles dans l’Univers.

 

Conclusion

 

Les débats sur la capacité de l’IA à surpasser l’humain dans les arts et les disciplines créatives révèlent autant nos doutes que nos peurs : sommes-nous prêts à reconnaître que l’intelligence humaine, avec ses forces et ses limites, n’est qu’un degré de complexité parmi d’autres ? Si certains s’accrochent à l’idée qu’un « mystère insaisissable » protégera toujours l’humain, les avancées de l’IA tendent à démontrer le contraire, en étendant sans cesse le champ des possibles. Dans un monde où les connaissances progressent à un rythme exponentiel, la question n’est peut-être pas de savoir si l’IA dépassera l’humain, mais plutôt à quel moment cela se produira et de quelle manière nous choisirons d’interagir avec cette nouvelle forme d’intelligence. Ces avancées redessineront les frontières de ce que nous considérons comme humain et ouvriront des perspectives encore inconcevables aujourd’hui.

 

 

Pour approfondir

  • Superintelligence de Nick Bostrom
  • Homo Deus et Nexus de Yuval Noah Harari

 

 

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Viendra demain

 

Il y a un an, jour pour jour, j’écrivais sur ce Blog l’article « Bon a(nni)dversaire ! », car je n’avais pas vu mes enfants et ma femme depuis un an. Voilà donc un deuxième a(nni)dversaire. No comment.

 

Entre-temps, comme pour sublimer l’absence, j’ai écrit cette chanson « Viendra demain » qui leur est dédiée… Pour occuper les week-ends j’ai créé un groupe de pop, les HOT POTES, avec mon ami Yannick Le Hellaye que je remercie du fond du cœur pour son amitié, son soutien et sa créativité.

 

« Sans la musique, la vie serait une erreur, une besogne éreintante, un exil » ; je ne me suis jamais senti aussi proche de Nietzsche… Oui, la musique donne des « Couleurs » à la vie, titre de notre premier album qui sera sur toutes les plateformes le mois prochain. Cette aventure aurait-elle eu lieu sans l’absence des miens ? Je ne le saurai jamais ; j’en doute ; mais il est certain que « Viendra demain » n’aurait pas été écrite. A-t-on nécessairement besoin d’une absence, d’une douleur pour créer, même modestement ? J’en ai bien l’impression. Le bonheur manque de niaque ; de toute manière, je n’ai jamais cru à cette platitude que les marchants de rêve nous servent à longueur de journée. Non. Pas de bonheur permanent dans une vie. Il n’y a que joie, toujours éphémère, toujours à conquérir et reconquérir, jusqu’au dernier souffle. Et cette joie, comme le dit si joliment Spinoza est le « passage d’une moindre à une plus grande perfection », une augmentation de la « force d’exister ».

 

Un piano sous mes doigts. Mes amis. Le temps qu’il faudra, mais viendra demain.

 

Bon a(nni)dversaire !

 

Après une interminable réflexion d’une milliseconde, — je perds un peu la notion du temps ces derniers mois —, j’ai finalement décidé que ce premier anniversaire qui, je le conseille vivement au virus, aux frontières, aux services d’immigration, aux États, aux laboratoires pharmaceutiques et à quelques autres, a vraiment intérêt à être le dernier (je suis généralement quelqu’un de calme, mais on a tous nos limites), car, si en ce jour il n’y a pas de bougie, pas de gâteau, pas de champagne, il y a bel et bien une longue réminiscence qui n’en finit pas, comme cette phrase proustienne, à la recherche du temps perdu, comme une bombe à retardement qui risque de faire voler le monde en éclat. Un an. Jour pour jour. Nous sommes à Paris. 8 février 2020. C’est la fin de nos vacances en France. J’appelle un taxi pour ma femme et mes deux derniers enfants ; direction Roissy, puis Manille. Trop dangereux, pensais-je, de les envoyer Shanghai où nous résidons ; le virus se propageait alors à toute vitesse dans l’Empire du Milieu. Je décolle le jour même pour Ho-Chi-Minh par obligation professionnelle, pour une mission d’un mois. Ensuite, tout sera réglé, pensais-je, on se retrouvera en Chine. J’ai pu y rentrer ; ils sont toujours à Manille. Un an. 365 jours. Un peu plus pour ma grande fille et ma mère, un peu moins pour mon grand fils.

 

Un an de séparation. Pourtant, les quelques mots qui suivent ne sont pas la complainte de la butte ni celle des gratte-ciels de Shanghai. Nous sommes des milliers dans ce cas. Juste une prétentieuse petite voix pour nous tous, un sincère souhait d’utilité, de catharsis. Comment oser se plaindre devant 2,2 millions de morts emportés par la Covid-19 ? L’un d’entre eux fut tonton René. Je ne pouvais pas être là pour lui dire adieu. Après vingt ans passés en Asie, je ne compte plus les enterrements, anniversaires, mariages… où mon odieuse absence devint, progressivement une habitude. Choix de vie ? Suite de circonstances opportunes ? Qu’importe. Pourtant, si tout était à refaire, j’ose proclamer que je referais exactement la même chose. Me pardonnera-t-on cette impertinence ? Sans doute ai-je trop lu Nietzsche, trop fasciné par son concept d’éternel retour. Mais cette fois, depuis un an, je suis plus loin encore, car inatteignable : la possibilité du « regroupement familial » s’est envolée, mes pieds restent scotchés en Chine. J’étais déjà l’extra-terrestre de la famille. Maintenant, sans doute erré-je dans une autre dimension, un monde parallèle.

 

Un an à garder le contact avec les miens. Pendant des mois, une visio quotidienne sur Wechat. Mais l’absence, curieusement, se révèle de plus en plus oppressante. Deux ou trois fois par semaine, semble mieux adapté, comme si le temps se dilatait avec l’espace.

 

Un an sans le corps des enfants, sans les sentir, sans les prendre dans mes bras. L’idée que l’esprit et l’âme existeraient indépendamment du corps, « en-dehors » de lui, me fait sourire. Si c’était le cas, comment mes petits pourraient-ils me manquer ? L’esprit, l’âme voyagent sans passeport, sans visa, sans avion, n’est-ce pas ? Je suis plus convaincu que jamais qu’à l’intérieur de la boîte crânienne il n’y a que des atomes en mouvement, que le millénaire « problème » corps-esprit n’en a jamais été un… L’esprit, l’âme, c’est le corps, une partie du corps, au même titre que la main qui gifle les illusions humaines et que l’estomac qui fait digérer la réalité parfois cruelle.

 

Un an sans le corps de ma femme. Lorsqu’on a atteint les limites de Pornhub (si si, c’est possible), on s’aventure à des jeux érotiques par caméras interposées. Puis, lorsque cela ne devient plus suffisant, l’un des deux, sur un coup de folie, presque en riant, lance cette question surréaliste, impensable dans le monde d’avant : « si j’avais envie d’une aventure, me donnerais-tu, sinon ta bénédiction, du moins ton autorisation ? »… et la regrette déjà, réalisant que l’autre aurait pu la lui poser. Avant, le hors-norme restait de l’ordre du caprice d’enfant, l’excitation liée à l’interdit ; désormais, s’il devient la norme, on bascule dans le non-sens, l’inconnu, peut-être un point de non-retour. L’autre, soudainement envahi par mille pensées contradictoires, coincé entre le bas refus et la hauteur d’esprit, ne sait que répondre sinon « je ne veux simplement pas le savoir ». Puis, vite, tous deux, afin de ne pas sombrer dans L’enfer de Chabrol, tâchent de ne plus y penser, font comme si ce court échange n’avait jamais eu lieu. Chacun fera ce qu’il a à faire. Question de survie sans doute.

 

Un an sans famille donc. Est-ce si terrible ? La famille, « ça déchire » tout le temps. Quand elle est là, on gère des problèmes sans fin, quand elle n’est plus là… on en gère d’autres. Dans un cas, un déchirement de proximité, dans l’autre, un déchirement de distance. La famille ne nous quitte jamais. Quiconque prétend faire un trait sur elle se tire une balle, bien plus haut que dans le pied, cesse de vivre vraiment, marche dans le monde des zombis.

 

Un an avec soi-même. Il semble bien plus aisé de s’occuper des autres que de soi-même. Que faire de soi ? Boire ? Faire des écarts peu catholiques ? S’adonner au sport, au body-building ? Jouer au piano ? S’irriter les yeux sur Netfilx ? Gober des milliers de pages de romans ? Tout cela à la fois? Un an de perdu ou un an pour se retrouver ? Les questions existentielles, je les ai déjà traversées à la quarantaine. J’ai déjà donné en quelque sorte, plutôt reçu en pleine poire. Et j’ai survécu. Alors que faire de cette nouvelle expérience du vide dans la maison, sans les engueulades avec sa femme, sans les cris des enfants ? Une confirmation des solutions que j’avais alors trouvées ? Une régression temporelle vers la vie de célibataire, comme avant le mariage, avant les enfants, puis le questionnement s’en suit : alors, maintenant que tu as vraiment vécu les deux, quelle période de ta vie fût-elle la plus désirable ? Personne ne se pose vraiment ces questions bien entendu, mais elles macèrent silencieusement dans le sous-sol dostoïevskien, le Ça freudien, puis, reviennent à la conscience comme un délicieux élixir que l’on pourrait nommer le sens de l’essentiel, qui donne à la vie un goût plus délicat.

 

Un an de pratique du stoïcisme qui enseigne qu’il est absurde de souffrir en raison d’évènements qui ne dépendent pas de nous, que ce n’est pas le réel qui nous blesse, mais le regard qu’on porte sur lui. Le petit Manuel d’Épictète (esclave affranchi de Néron, un des rares philosophes qui ait vraiment vécu sa pensée) est un bijou de l’histoire de la philosophe. Extrait : « Ne dis jamais, à propos de rien, que tu l’as perdu ; dit : “Je l’ai rendu.” Ton enfant est mort ? Tu l’as rendu. Ta femme est morte ? Tu l’as rendue. “On m’a pris mon champ !” Eh bien, ton champ aussi, tu l’as rendu. “Mais c’est un scélérat qui me l’a pris !” Que t’importe le moyen dont il s’est servi, pour le reprendre, celui qui te l’avait donné ? En attendant le moment de le rendre, en revanche, prends-en soin comme d’une chose qui ne t’appartient pas, comme font les voyageurs dans une auberge. » Quasiment impossible à mettre en pratique, mais cette puissante, quasi inhumaine pensée, peut aider à quelques détours d’une vie…

 

Pourtant, au bout d’un an, parfois, on veut tout laisser tomber, tout envoyer balader. Beaucoup en parlent, quelques-uns l’ont fait. Stop. Basta. Vol aller simple vers les siens. Dans mon cas, ils sont répartis un peu partout, mais la première destination serait les Philippines. Ai-je suffisamment fait le tour des questionnements sur le sens de l’existence pour être capable désormais de vivre d’amour et de pêche (d’eau fraîche aussi) ? Quid des enfants ? Seront-ils plus heureux entourés de béton à Paris ou Shanghai, ou dans une des 7107 îles de l’archipel, au milieu de la mer et des cocotiers ? La réponse est en chacun de nous, et, surtout, évolue au fil du temps.

 

Un an de yoyo émotionnel donc. Puis, on se rappelle l’adage nietzschéen : ce qui ne me tue pas me rend plus fort. Merci donc à l’année qui vient de s’éc(r)ouler ! L’adversité a du bon. Bon a(nni)dversaire ! Qu’ils essaient de nous mettre à genoux, nous les déchirés-familiaux ! Bon courage à eux ! Même pas peur ! Nous sommes entrés dans le monde de l’anti-fragilité (Nassim Taleb). Jamais nous n’avons eu autant la niaque !

 

Les réseaux-d’Élie

 

Je me suis déconnecté des réseaux sociaux non professionnels il y a deux ans environ. Je reste sur WhatsApp et Wechat uniquement pour les échanges de messages et les appels. Pourtant, lors de l’avènement Facebook, Twitter, etc. je m’étais rapidement inscrit avec enthousiasme, trouvant l’idée géniale : l’humanité allait pouvoir échanger mille idées, dans un bouillonnement de culture et de savoir grandissant. Seize ans plus tard, quelle déception ! Il me semble aujourd’hui que ce fut la pire invention de l’humanité, une bombe à retardement, après peut-être, quoi que, la bombe atomique (celle-là risquant de conduire à celle-ci).

 

Pour illustrer le propos qui suit, je me suis amusé à un petit jeu de mots : les réseaux délient, des lits, délits, d’Élie…

 

 

Les réseaux-délient

 

Paradoxe. On attribue trois sens distincts au verbe « délier » : « libérer de ce qui lie », « qui rend agile » et « ce qui libère d’une obligation ». Trois définitions aux consonances « positives ». Pourtant, le « lien » n’est-il pas premier, essentiel ? Notre humanité ne se construit-elle pas au fil de la vie sur des échanges de proximité physique, du sein de la mère nourricière au père qui meurt dans nos bras ? Les corps parlent, les corps forment nos esprits. Il me semble que « délier » s’apparente plutôt à un déchirement, une ablation. Les « réseaux-délient », vous en conviendrez, n’annoncent rien de bien réjouissant.

 

Une boîte sans danseurs. Il y a peu, avec un ami, nous avons fait, pour rire, la tournée de boîtes de nuit de Ningbo (Chine). Musique techno comme il se doit ; on s’y attendait. La surprise fut ailleurs : personne sur la piste de danse ; beaucoup de jeunes pourtant, mais tous (sauf ceux aux toilettes), s’étalaient sur les fauteuils, scotchés sur les réseaux-délient. Pas un ne levait la tête ; ils n’écoutaient pas, je doute même qu’ils entendissent la musique pourtant « hyperdécibellée » (ils ne perdaient rien de toute manière), trop capturés par leur smartphone. J’appris même que certains, côte à côte, mais suffisamment distancés pour ne pas se toucher, communiquaient ensemble dans l’arrière-monde digital. Une nouvelle forme de relation épurée, maîtrisable, sans risque de « perdre la face » ? Là, j’avoue être franchement dépassé, et heureux de l’être.

 

Anti-café. Alors que la France comptait 500 000 bistros en 1900, il en reste 40 000 aujourd’hui. Pourtant, pour 85% des Français, le café est le principal lieu créant du lien social. Neuf Français sur dix considèrent par ailleurs qu’il fait partie de l’identité de la France (source : philomag.com). Mais nous sommes sauvés : les réseaux-délient sont là pour les remplacer !

 

Bonjour tristesse. Le dessinateur Xavier Gorce s’est fait licencier par Le Monde pour un dessin, que je trouve très drôle, mais qui a heurté quelques adeptes des réseaux-délient. Le quotidien s’est même excusé auprès de ses lecteurs ! On croit rêver, enfin cauchemarder ! Coluche, Desproges, Bedos pour ne citer qu’eux auraient été crucifiés en 2021 ! Comment les réseaux-délient font-ils perdre à ce point le sens de l’humour ? Que peut-on souhaiter de plus noble qu’un peu plus de sens de la dérision, envers les autres et surtout envers soi-même ?  L’auteur du Candide recommandait : « Point d’injures, beaucoup d’ironie et de gaieté ; les injures révoltent, l’ironie fait entrer les gens en eux-mêmes, la gaieté désarme. » Quel nouveau Gavroche chantera-t-il « le monde est tombé par terre, ce n’est pas la faute à Voltaire. »

 

 

Les réseaux-des-lits

 

Un corps malade. Les études ont prouvé l’existence d’un lien direct entre un manque de sommeil chronique, une humeur morose, une productivité moindre et une durée accrue passée sur les réseaux-des-lits. Dans certains cas, le sujet finit dans un lit d’hôpital, saisi par l’angoisse et plongeant dans la dépression. Selon un sondage réalisé par la firme Léger, plus de 42% des personnes interrogées se disent stressées par course aux « like », par la comparaison avec la vie digitale des autres.

 

Une pensée horizontale. Dans les réseaux-des-lits, toute parole se vaut ; un conspirationniste illuminé a plus de « followers » qu’un prix Nobel. Tout savoir est nivelé par le (très très) bas. Le savoir lui-même est considéré comme une illusion. Mais curieusement, l’immense ignorance qui berce chacun leur est devenue plus inacceptable que jamais et s’exprime par un ressentiment croissant qui se mute en une haine de la science, du pouvoir politique, de la parole des « vieux.vieilles con.ne.s », de l’autorité sous toutes ses formes. Il en résulte que, tel un petit chien qui aboie pour se faire entendre, le foule gueule un flot ininterrompu d’inepties, de pensées faciles, sans fond, non vérifiées, retwittées à l’infini et qui finissent par devenir, par effet boule de neige, La Vérité.

 

Une pensée confortable. Dans les réseaux-des-lits l’esprit n’est pas sollicité pour faire des efforts, bien au contraire. Le « penser par soi-même » n’est qu’un vieux souvenir du « monde d’avant ». À quoi bon penser puisque tout est accessible sur les réseaux-des-lits ? Parallèlement, l’esprit n’a jamais été aussi fier de lui-même. Si vous voulez garder vos « amis », voire rester en vie, ne dites jamais à un adepte des réseaux-des-lits qu’il ne fait que répéter la pensée des autres. On objectera que ce fut toujours le cas : les anciens répétaient les discours parentaux, appris à l’école, au sein de leur paradigme leur socioculturel… et cette remarque serait assez pertinente. Mais on oublierait les trois métamorphoses nietzschéennes de l’esprit : le chameau (qui gobe tout), le lion (qui se rebelle) et l’enfant (qui accède à l’innocence du devenir). Dans l’ère des réseaux-des-lits, l’humanité s’arrête au premier stade.

 

Illusion du savoir. J’ai discuté récemment avec un jeune adepte inconditionnel des réseaux-des-lits. Il reprochait aux anciens (dont je fais fièrement partie) de prétendre avoir plus de connaissance que les jeunes, alors qu’au contraire, selon lui, leurs esprits seraient enfermés dans un monde où le savoir était restreint, tandis qu’aujourd’hui tout étant accessible, l’esprit de la nouvelle génération est bien plus vif et savant. J’avoue avoir été amusé. D’abord, la prétendue posture de supériorité des anciens me semble isolée ; cet argument venant d’un jeune n’était qu’une prise de conscience inavouable de la pauvreté de ses arguments lors de notre discussion, une sorte d’autoflagellation visible à un œil attentif, le symptôme d’un ego blessé, comme le simplet qui parle fort pour cacher le fait qu’il n’a rien à dire. Aussi, son erreur consistait à appréhender le savoir comme un tout, alors qu’il est multiforme ; je suis certain qu’il aurait pu m’apprendre beaucoup de choses dont je n’ai jamais entendu parler (on est tous l’idiot ou le génie d’un autre, tout dépend du sujet dont on parle). Mais surtout, lorsque je lui rétorquais que s’il pouvait en effet trouver à peu près tout sur les réseaux-des-lits, comme, par exemple, les meilleures ouvertures et stratégies pour gagner une partie d’échecs, il serait vite ridiculisé s’il jouait réellement (sans logiciel) avec un joueur expérimenté. Il en va de même pour une discussion sur Nietzsche (je prends volontairement un exemple qui m’est confortable !) et pour l’ensemble des connaissances réelles, car elles requièrent toutes du temps et de l’effort avant de s’inscrire durablement dans l’esprit et pouvoir alors être réutilisées.

 

Perte de temps ? À la manière d’un corps qui ne veut pas sortir du lit, nombreux laissent leur esprit surfer pendant cinq heures… dix heures quotidiennement sur les réseaux-des-lits, smartphone en main. « De quoi je me mêle », pourra-t-on rétorquer. Chacun utilise son temps comme il l’entend. Soit. Mais on oublie d’abord que ce temps passé l’est au détriment des moments partagés auprès de ceux qu’on aime (et qui aiment qu’on leur accorde du temps). Mais surtout, cette illusion du choix est aujourd’hui fort bien documentée. Les programmeurs des réseaux-des-lits sont à la pointe des sciences cognitives, connaissent tous les leviers de nos instincts premiers et les utilisent afin que l’adepte reste scotché sur son écran le plus longtemps possible, dans une course aux “like” et aux “retweet” ; c’est le triomphe de l’émotion sur la raison. Qui se rebelle par un « de quoi je me mêle » vit dans une illusion de choix, accros aux réseaux-des-lits, comme on l’est aux drogues. Edward Tufte, surnommé le « Léonard de Vinci des données », dit qu’il n’y a que deux industries qui nomment leurs clients des « utilisateurs » : les drogues illégales et les logiciels.

 

Perte généralisée du bon sens. Le complotisme n’est pas né avec les réseaux-des-lits, il a toujours existé pour une raison simple : « Face à un réel insoutenable par son illisibilité ou sa violence, le complotisme nous fait un cadeau inestimable : une explication simple. » (Pierre Bayard, auteur de Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? Éditions de Minuit.) Il répond à un double besoin de l’esprit humain : le récit et le sens. Les religions procèdent de la même logique en racontant une histoire simple de la création de l’Univers, pour certaines en sept jours, et offrant une solution simple aux questionnements existentiels, comme la question du salut par exemple, avec l’accès au Paradis. Étudier la cosmologie et la philosophie requiert de l’effort et du temps; trop épuisant pour la plupart des humains.

Le complotisme, également, balaie les innombrables processus en jeu pour appréhender les dérives du capitalisme par exemple, et offre une explication simple avec (exemple indémodable) la théorie antisémite de la cabale mondiale, procurant à la fois une sensation rassurante par la disparition de l’incertitude et une jouissance par le passage quasi immédiat de l’ignorance au savoir absolu. Son pouvoir de séduction est irrésistible. Les processus psychiques en jeu ont largement été étudiés en neurosciences : le « biais de confirmation » notamment est une distorsion cognitive qui nous pousse à favoriser les informations qui confirment nos croyances et à ignorer ou rejeter les éléments contradictoires.

Rien de nouveau sous le soleil, dira-t-on. Pourtant, les réseaux-des-lits permettent, comme jamais dans l’Histoire, à la fois une diffusion rapide des thèses complotistes et une augmentation de la défiance envers les institutions, celle-ci accélérant celle-là dans une boucle exponentielle dangereuse.

On pourrait faire une analyse comparative avec le succès des populismes : leurs solutions simplistes ou magiques se répandent comme la Bonne Nouvelle sur les réseaux-des-lits.

 

Le dernier homme restera sous sa couette douillette, ne désirera plus rien que le bien-être et la sécurité ; il se contentera de son absence d’ambition. Les réseaux-des-lits réalisent progressivement et méthodiquement ce concept nietzschéen évoqué par Zarathoustra :

« Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme. » Alors que la foule a ri de Zarathoustra quand il a parlé du Surhomme, elle lui réclame le dernier homme en entendant ce dernier discours : “Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain ! ” »

Ainsi parlait Zarathoustra (Nietzsche)

Prophétique.

 

 

Les réseaux-délits

 

Gratuité. Nous nous inscrivons sur les réseaux-délits sans bourse délier. La bonne affaire ! Les experts le disent clairement par la fameuse formule “if you’re not paying for a product, then you are the product” (si vous ne payez pas un produit, c’est que vous êtes le produit). Une analyse plus fine les a conduits à préciser que ce sont plutôt les changements graduels et imperceptibles de nos comportements et perceptions qui sont le produit. En effet, les réseaux-délits analysent nos données et les utilisent pour nous orienter vers des liens qui optimisent leurs revenus. Ils sont capables de mesurer précisément cette force de manipulation ; c’est elle qui est leur argument de vente auprès des annonceurs. À titre d’exemple, selon un sondage réalisé par la firme Citizen Relations, 56% des Canadiens de 18 à 30 ans vivraient au-dessus de leurs moyens en raison de l’influence exercée par les réseaux-délits. Rappelons que nos données ne sont pas volées puisque nous consentons à ce qu’elles soient utilisées « pour mieux nous servir ». Mais qui s’émeut du fait qu’elles soient exploitées à grande échelle à notre insu pour orienter nos comportements ?

 

La culture woke désigne un militantisme protecteur des minorités. Pourquoi pas ? Chacun a le droit de s’exprimer et d’être défendu si besoin. Mais les réseaux-délits créent un effet de loupe déformante conduisant à ce qu’on nomme désormais la « tyrannie des minorités ». Le ressentiment de quelques cas isolés se transforme en phénomène à portée nationale, voire internationale, conduisant l’ensemble de la population à obéir à de nouvelles règles, voire de nouvelles lois. On pourrait citer de nombreux exemples ; je choisis celui qui m’intéresse le plus : la relation femme-homme. Le cas de quelques femmes aigries dans leur relation avec des hommes, génère des messages de haine généralisée contre l’homme en général, dans une guerre des sexes qui ne cesse de s’amplifier au point que les femmes « normales dans leur relation avec les hommes » (Maïwenn, Deneuve…) qui osent relativiser, ou, pécher suprême, avouer qu’elles aiment les hommes, se font immédiatement luncher sur la place publique. Avec les réseaux-délits, non seulement l’exceptionnel prévaut désormais sur le commun, mais il change la donne du rapport homme-femme en général : la drague, un regard un peu insistant, même un compliment sont vus comme des agressions. Triste époque.

 

Cancel culture. Il en résulte que la censure traditionnelle de l’État ou du pouvoir religieux s’est réduite comme peau de chagrin pour se voir remplacée par une censure bien plus efficace : l’autocensure conséquente à la cancel culture ou « culture de l’effacement » qui nous vient des États-Unis et se propage en Europe, tel un virus mortel anti-liberté. Les social justice warriors, guerriers souvent lâches, car agissants sous le couvert de l’anonymat, attaquent sur tous les fronts, sauf les leurs, se déchaînent sur les réseaux-délits, les plus efficients messagers de haine de l’Histoire, avec une rapidité et une force sans précédent, conduisant toute personne mesurée à s’autocensurer par crainte de représailles. Le paradoxe est saisissant : au nom de la liberté d’expression justement, les réseaux-délits conduisent inexorablement à l’autocensure, sans doute le pire des enfermements de la pensée.

 

Justice de la foule. On ne compte plus les réputations ruinées (Philippe Caubère, Ibrahim Maalouf, etc.) par des plaintes infondées jetées sur les réseaux-délits. La meute contre Mila n’est qu’un autre exemple parmi tant d’autres, avec son lot d’intimidation, de harcèlement, de menaces de mort. Il est établi que les émotions négatives sont bien plus partagées sur les réseaux-délits que les émotions positives, créant une quasi immédiate distorsion du réel. Le débat contradictoire, principe fondamental de la justice, a volé en éclat. Dans Un coupable presque parfait, Pascal Bruckner résume ainsi ce phénomène : « Nous vivons une étrange époque où la simple défense de l’État de droit fait de vous un complice aux yeux des partisans de l’État de force. La délation n’est plus clandestine, comme sous l’Occupation, elle est publique, flamboyante, le « populisme pénal » (Marie Dosé) est à son comble. » Tant qu’il s’agit de mots qui circulent, le mal reste contenu, mais… Aux États-Unis, le nombre de suicides en 2019 de filles de 15-18 ans a augmenté rapidement depuis 2010 (stable jusqu’alors) pour atteindre +70% en 2019 (+151% pour les filles de 10-14 ans). Les réseaux-délits ont déployé leur puissance à partir de 2010.

 

Menaces sur les démocraties. Dans les pays démocratiques, on élit les représentants du monde politique (maires, députés, présidents) dont le pouvoir s’effrite inexorablement devant les plus puissants dirigeants du monde économique. Certains s’en inquiètent jusqu’à l’obsession, d’autres considèrent que ce rapport de force a toujours existé. Monsanto, Coca-Cola et les autres financent des lobbies et des campagnes publicitaires dans le but de vendre leurs produits. Tout cela est bien connu. Quid des réseaux-délits ? Ils procèdent de la même manière (rien de nouveau jusqu’ici), mais leurs plateformes rendent également possible la manipulation à grande échelle de l’opinion publique par certains de leurs utilisateurs (cas de l’élection américaine de 2016 ou du Brexit). Le débat démocratique né sur l’Agora, s’efface devant le tsunami d’une information (vraie ou fausse) retwittée sans visage de manière exponentielle, sans le rapport de force des idées d’un débat contradictoire, face à face. Les règles de gestion de ces flux d’information sont décidées par les patrons des réseaux-délits, alors qu’ils n’ont pas été élus démocratiquement. L’Europe commence à s’en inquiéter avec les nouvelles directives européennes contenues dans le Digital Services Act (DSA) pilotées par Thierry Breton. Mais n’est-il pas trop tard ? Est-ce seulement possible ? Comment freiner le rouleau compresseur de la désinformation ? Selon Olivier Babeau, auteur de Le Nouveau Désordre numérique (éd. Buchet et Chastel) : « On n’a pas fini d’assister à l’émergence d’un nouvel ordre politique créé par les réseaux sociaux. Ces derniers ne sont pas, en tout état de cause, l’outil providentiel de renaissance démocratique qu’on avait pu espérer » ; bien au contraire, « on est en train de s’apercevoir des conséquences dévastatrices que cela a dans la plupart des démocraties : l’incapacité du dialogue et la polarisation des opinions devenues extrêmes. » Mike Godwin a énoncé en 1990 la loi qui porte son nom : « Plus une discussion dure sur les réseaux sociaux, plus la probabilité d’y voir invoqués Hitler ou les nazis tend vers 1. »

 

Servitude volontaire. Les peuples se sont-ils pour autant fait voler leur pouvoir démocratique ? À 18 ans seulement, Étienne de la Boétie écrivait son Discours de la servitude volontaire. Dans ce texte paru dans sa version française en 1576, il montre que, contrairement à l’opinion répandue, la servitude n’est pas imposée, mais volontaire : aucun pouvoir ne tient durablement sur une société sans la collaboration active ou résignée de ses membres. Cette petite pépite de philosophie brille par son actualité. En effet, nous savons tous que les données que nous déposons librement sur les réseaux-délits sont analysées, vendues et utilisées par une foultitude d’entreprises pour nous proposer des produits ciblés, mais aussi par les États, de manière plus ou moins active selon le pays où l’on vit. La Boétie concluait par « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres ». Combien vont se débrancher ?

 

 

Les réseaux-d’Élie

 

Élie, prophète majeur dans les religions abrahamiques, est l’annonciateur du Messie à la fin des temps, prévue pour 2045 par les gourous du Web, moment appelé singularité, sans précédent dans l’Histoire : les réseaux dépassent alors l’intelligence cumulée de tous les humains sur Terre (morts et vivants). Ce sont les réseaux-d’Élie.

 

Immanence divine. La journaliste Peggy Sastre, qui cite une enquête Pew, indique que, « Loin des prophéties de Malraux, la grande tendance du XXIe siècle n’est pas au spirituel, mais à la désaffection religieuse. Jamais autant d’individus ne se sont déclarés athées ou agnostiques. Jamais la sortie de la religion de la vie intime ou sociale n’a été aussi rapide. » Dieu est mort (Nietzche), mais l’homme n’a cessé de le réincarner par de nouvelles idéologies, sans grand succès jusque-là : nazisme, communisme… Le XXe siècle a été l’émergence et le cimetière des prétendants au remplacement divin. Mais au XXIe siècle, Dieu n’a eu besoin d’aucun messager, il s’est réincarné tout seul dans les réseaux-d’Élie ; leurs « patrons » ne sont que des techniciens et des financiers naïfs. Dieu, pour une fois, n’a pas été imaginé par tel ou tel illuminé : il est l’immanence même, né ex nihilo. On pourrait penser a priori que les réseaux-d’Élie s’apparentent davantage aux Dieux grecs qu’abrahamiques : on croit voir leurs « représentants », ils ont un nom, ils interagissent avec les humains. Et pourtant… Leurs disciples sont fanatisés, prêts à luncher ceux qui ne se soumettraient pas à leur loi (entendez algorithme)… Non, les réseaux-d’Élie sont bien la réincarnation des dieux abrahamiques, les plus éloignés des hommes : omniscients, omnipotents, omniprésents.

 

Omniscient. L’esprit humain ayant horreur du vide, des questions sans réponses, les orphelins des grandes religions peuvent se réfugier dans les réseaux-d’Élie pour qui rien n’a de secret. Comme pour les religions, que le discours soit vrai ou non importe peu : la puissance réside dans le fait d’avoir réponse à tout. La croyance a cette fois, enfin, gagné sa bataille contre le savoir. Aussi, alors que les textes figés des anciennes religions peinaient parfois à expliquer des phénomènes récents, les réseaux-d’Élie sont au fait des dernières recherches, informations et commentaires sur n’importe quel sujet. Leur omniscience est inégalée.

 

Omnipotent. Les réseaux-d’Élie peuvent retourner les enfants contre leurs parents, un peuple contre ses dirigeants, quand ils le souhaitent et avec une rapidité jamais observée jusqu’alors. Ses disciples se sentent protégés dans leurs bras et se convertissent tous en prophètes, débitant n’importe quelle information qui émane du nouveau Dieu le Père. Gare aux impies qui osent contredire un prophète !

 

Omniprésent. 50% de la population mondiale est déjà adepte des réseaux-d’Élie. D’ici peu, tous les humains, où qu’ils soient, se prosterneront plusieurs heures par jour devant leur nouveau Dieu. Il pourra alors demander à ses fidèles de faire tout ce que bon lui plaira, et ils obéiront.

 

 

 

Ces quelques lignes ont été écrites par un ancien de l’Ancien Monde (parfois appelé « vieux con »), de 54 ans, né sans smartphone (mais comment faisait-on ?) et qui débattait du futur président de la République à élire dans les cafés, autour du verre, sinon de l’amitié, mais de l’humanité. On s’engueulait, on se bagarrait parfois (en enfin pas moi), puis on s’embrassait, on pleurait, on riait (c’est plutôt moi)… on exprimait, une fois encore, notre humanité. Pas si simple de lancer « sale arable », « sale juif », « sale pédé » devant l’intéressé, tout simplement parce qu’il est . Son regard, son corps nous parle, sa complexité s’exprime. Un (malchanceux ?) arabe, juif et pédé à la fois, par un discours nuancé et un regard inspiré de bonté peut faire voler en éclat les a priori ; alors, face à lui, un raciste homophobe peut commencer à changer son propre regard et, pourquoi pas, après quelques verres, se prendre d’envie, finalement, ­­rêvons un peu, de le prendre dans les bras. Sur les réseaux sociaux, non seulement cette rencontre n’a pas lieu, mais surtout, ce sont les pires tendances de la nature humaine qui se déploient.

 

J’entends les fidèles qui défendent les divins réseaux sociaux… recherche de personnes disparues ou anciens amis (anecdotique non ?), campagnes de don ou de soutien à des causes humanitaires (cela a toujours existé, me semble-t-il), garder le contact (et le téléphone ?), accès accru à l’information (laquelle ??), favoriser le débat (que nenni, comme on l’a vu plus haut), ouverture sur le monde (que nenni ! phénomène bien connu d’enfermement dans des groupes), outils valorisants permettant de renforcer son ego (attention au retour de bâton : le moindre écart – selon les critères de la foule – et on est banni à jamais), les peuples peuvent se rebeller (et 1789 ?) Curieusement, la plupart des concepteurs et gestionnaires des réseaux sociaux en sont déconnectés dans leur vie privée et les ont bannis à leur progéniture. Ces experts ont vite compris de quel côté penchait la balance avantages/inconvénients.

 

Il paraît impensable pourtant de les interdire. Alors que faire ? Sans doute faudrait-il repenser le droit les régissant comme un ensemble de règles préservant les liens humains, afin que tout ce qui nous délie devienne délit, afin que, tombant des lits, les hommes s’éveillent enfin et s’éloignent de la toute-puissance des réseaux-d’Élie pour se réapproprier leur humanité, en commençant par reconnaître humblement leurs faiblesses, leurs errements, leur abyssale ignorance… puis, debout, en luttant contre elles malgré toutes les difficultés. Telle est la véritable grandeur humaine : apprendre à aimer le réel, les pieds bien sur terre, loin des arrières-mondes…

 

Marseillaise + Allah Akbar

 

Je vis en Chine, et comme nous tous ici, j’utilise la messagerie Wechat dans laquelle on trouve le groupe des Français de Shanghai dont je fais partie (peut-être plus pour très longtemps !) Une controverse y est apparue hier, suite au post d’une vidéo montant un musulman chantant la Marseillaise et finissant sa performance par un « Allah Akbar ».

 

A priori, il me semblait peu constructif de s’écharper à propos d’un monsieur qui avait surtout fait preuve de bêtise. Sans doute d’ailleurs chantait-il la Marseillaise avec conviction, sans doute aimait-il la France, sans doute n’avait-il pas d’intention provocatrice avec son « Allah Akbar ». Certains, dans le groupe, le défendaient, probablement sous l’angle de « l’individu qui a le droit de s’exprimer comme il veut ».

 

Mais, à la réflexion, cette vidéo pouvait être vue de manière différente, sous l’angle de sa symbolique. Ce monsieur avait associé un symbole de la République à sa religion (sans doute sans le savoir, ni même le vouloir). C’est sur ce deuxième aspect que d’autres, dans le groupe, le condamnaient.

 

Le cœur du débat qui a suivi repose à mon sens sur la nette séparation en France entre les espaces privés et publics.

 

Sur le privé, ce monsieur m’a presque rappelé – pour la première partie de la vidéo – « maman Clémence » : alors que je vivais à Paris il y a 25 ans, elle était la nounou de mon fils Julien. Marocaine et musulmane  pratiquante, elle vivait paisiblement avec son mari dans un sincère amour de la France. Maintes fois ils nous ont invités à manger le couscous, accompagné de coca-cola (ce qui violentait mon palais – on en plaisantait d’ailleurs –, mais il m’aurait été impensable d’apporter une bouteille de vin, par respect pour eux, pour leurs croyances, même si, je le sais, ils l’auraient accepté, par respect pour… mon palais !) Ce couscous au bouillon rouge concurrençait sérieusement celui (sans tomate) de ma grand-mère paternelle, juive pied-noir d’Algérie, qui elle, inconsolable d’avoir dû quitter « son pays » ensoleillé, n’aimait pas beaucoup la France (bien que Française). Toutes deux parlaient arabe, faisaient preuve d’une immense générosité de cœur, mais aussi matérielle en nous offrant des petits cadeaux de-ci de-là, alors qu’elles n’avaient rien, ou presque.

Je garde de maman Clémence un souvenir délicieux et crois pouvoir imaginer le malaise qu’elle (bien que rentrée au Maroc) et de nombreux musulmans en France doivent ressentir en ce moment.

 

Quant à l’espace public, doit-on rappeler, encore et encore, que la Res-publica (la chose publique) n’est aucunement associée, liée, en France à quelque religion que ce soit ? Elle n’est aucunement régie par les lois de tel ou tel dieu, mais uniquement par celle des hommes (et des femmes, je fais attention 😊). Dès qu’un adepte d’une religion, quelle qu’elle soit, tente d’influer sur les lois de la République en dehors d’un débat démocratique, il y a problème. Dès qu’il ne respecte pas les lois de la République au nom des principes de sa religion, il y a un sérieux problème.

Pourtant, depuis des décennies, les prosélytes antidémocratiques et les religieux haineux de la République (phénomène essentiellement musulman, il faut savoir le dire) se multiplient sans être trop inquiétés, ni par nos institutions ni par les autres musulmans. Le résultat est décrit par exemple dans Les territoires perdus de la République (éditions Mille et une nuits, 2002) ou Les territoires conquis de l’islamisme (PUF, 2020). Les exceptions pourtant existent ; croyants ou non, mais d’origine musulmane, ils font preuve d’un immense courage, bien que régulièrement menacés de mort, pour défendre un islam en accord avec les lois de la République : Kamel Daoud (journaliste et écrivain algérien), Ayaan Hirsi Ali (femme politique et écrivaine néerlando-américaine), Zineb El Rhazoui (journaliste), Chems-Eddine Hafiz (recteur de la Grande mosquée de Paris)… pour ne citer qu’eux.

Ils n’ont rien à envier à nos enfants de la République non musulmans, qui utilisent ad nauseam le mot « amalgame », vocable qui me fait penser à ce drap blanc que l’on met sur les morts pour les cacher de la vue des vivants. « Ne pas voir et continuer », tel semble être leur motto.

 

Oui, l’islamisme politique est une plaie qu’il faut combattre bien plus fermement qu’il ne l’a été jusqu’ici. Oui, il peut naître un islam des Lumières inspiré par l’immense philosophe musulman Averroès du XIIe siècle qui a fortement influencé les humanistes de la Renaissance italienne du XVe siècle, puis de la Renaissance arabe (la Nahda) du XIXe siècle lors de laquelle les musulmans remirent en question leur propre obscurantisme et arriération historique.

Tous les religieux, de tout temps, ont traversé des crises modernistes, à la suite des découvertes scientifiques, de l’évolution des mœurs et des aspirations croissantes des peuples à la liberté. Plus tard, ils ont dû confronter leur foi aux institutions de la démocratie et du sécularisme. Lorsque cette expérience est embrassée courageusement, c’est grâce à l’amour et l’intelligence. Quand elle est rejetée lâchement, c’est la haine et la bêtise qui se répand.

 

Le philosophe Gilles Deleuze avant dit un jour que la bêtise gagne toujours, car tout le monde la comprend. Cette conjecture m’est insupportable. Bien qu’athée, j’ose croire, il le faut bien parfois, que les enfants du monsieur de la vidéo, ou ses petits-enfants, comprendront par eux-mêmes qu’on n’associe pas la Marseillaise et « Allah Akbar », car l’école laïque de la République continuera son œuvre, même si, on le sait tous maintenant, elle aura besoin de notre aide, de nous tous. Samuel Paty ne sera pas oublié.

 

Michael