Éternel retour

 
Dès mon premier contact avec Nietzsche (La généalogie de la morale), je fus marqué au fer rouge et j’ai tout de suite su que la cicatrice ne s’estomperait jamais. Du jour au lendemain, toutes mes convictions se sont effondrées comme un château de cartes patiemment construit pendant trente-cinq ans. Les certitudes (sur lesquelles je m’appuyais), le sens (qui me guidait), tout cela n’était plus. J’étais totalement perdu. J’errai dans les rues de Shanghai en me demandant ce que je faisais là et pourquoi je le faisais, mettant en doute toutes mes opinions, mes idées, mes projets, tout. Bref, un plongeon dans le néant, dans un coma conscient. Il me fallut trois mois pour rouvrir les yeux, et plus d’un an pour y voir clair. Comment m’en suis-je sorti ? Non pas en me réfugiant derrière mes vieilles convictions (c’eut été plus facile), mais en avançant toujours plus loin dans la tête de Nietzsche. J’ai lu son œuvre. Puis j’ai lu et écouté maintes analyses, et revenais ensuite aux textes originels pour valider ou non leurs pertinences selon ma propre compréhension. Ainsi, je me suis familiarisé avec les grands concepts nietzschéens : ressentiment, arrière-monde, nihilisme, amor fati, volonté de puissance, surhomme et j’en passe. Mais l’un d’entre eux me résistait encore et encore : l’éternel retour (« du même » rajoutent certains). J’avais beau lire Gilles Deleuze, Luc Ferry, Michel Onfray, Jean Granier et quelques autres, l’éternel retour du même revenait toujours à moi sous une forme différente ; quelque chose ne collait pas. Ce n’est que récemment, en lisant Clément Rosset (La force majeure), que j’ai enfin eu le sentiment de me rapprocher de la pensée de Nietzsche sur ce point.
 
Que signifie ce concept d’« éternel retour » ? Telle était la (ma) question pendant si longtemps. La réponse ne venait pas, car c’est la question même qui m’induisait à l’erreur : il n’y a aucune signification directe à en tirer et ce n’est pas un concept (au sens deleuzien, à savoir une création de la pensée pour avancer dans la compréhension et la solution des problèmes). Je m’explique. Comme le note très justement Clément Rosset, bien que Nietzsche évoque souvent cet éternel retour dans son œuvre, il ne le décrit vraiment que dans l’aphorisme 341 du Gai savoir. Le voici :
 

Le poids formidable. – Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre – et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau – et toi avec lui, poussière des poussières ! » – Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! » Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois ? », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, combien il faudrait que tu t’aimes toi-même, pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation, que cette suprême et éternelle consécration ?

 
On voit bien que l’éternel retour n’est pas un concept philosophique, un outil qui nous permettrait de mieux appréhender le monde, mais une idée glissée à notre oreille sous la forme d’une question par un démon afin de nous faire réagir. À chacun alors de faire ce qu’il veut, ou plutôt ce qu’il peut, avec une telle idée désormais dans son esprit : soit elle lui pèsera d’un poids le plus formidable (titre de cet aphorisme), soit il la considérera comme divine ; Nietzsche n’avait pas envisagé la troisième option qui se présenterait à certains futurs lecteurs « philosophes-commentateurs » de son œuvre : postuler que cette idée serait le fondement nietzschéen d’une nouvelle métaphysique, d’une nouvelle religion. Rien de tout cela bien entendu. Nietzsche ne construit rien, c’est le propre même de sa philosophie : une fois les autoroutes de la pensée démolies au bulldozer, à chacun de créer sa propre morale, de trouver son propre chemin. L’éternel retour, pour celui qui ne rejettera pas cette idée, ne fera que titiller son esprit, tous les jours, pour le conduire peut-être vers un amour si puissant de la vie qu’il ne pourra imaginer qu’elle puisse être autre, vers un amour si fort de lui-même à chaque instant qu’il ne pourra imaginer vivre plus intensément, plus joyeusement.
 
Enfin, on aura compris que par la réaction qu’elle provoque, cette idée d’éternel retour est révélatrice de l’état psychique du lecteur et de son rapport au monde. Pour ma part, cette idée vertigineuse je l’aime pour sa divine diablerie ; je sais qu’elle reviendra à moi encore et encore, éternellement, enfin j’exagère, jusqu’à mon dernier souffle !
 

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