Si l’on pouvait appuyer à un instant T sur le bouton « pause » du film de sa vie, comme sur la télécommande d’un lecteur Blu-ray, que l’on revenait un dixième de seconde en arrière afin que tout (moi-même, les autres, le monde) recule dans le temps, et que l’on appuyait sur le bouton « play », que se passerait-il ? Ce nouveau dixième de seconde serait-il le même que celui qui a été vécu une première fois ?
Je me souviens : pendant ce « premier » dixième de seconde, j’avais senti une goutte d’eau tomber sur ma main, ressenti un début de faim et eu l’idée d’écrire cet article. La goutte d’eau retomberait-elle à nouveau sur ma main ? J’étais immobile et elle était inéluctablement sous l’influence de la gravité ; je ne vois pas comment elle aurait pu m’éviter la deuxième fois. La faim se déclare par des processus biologiques que je ne contrôle pas ; je ne vois pas pourquoi la deuxième fois la faim ne se serait pas déclarée de la même manière. Quant à l’idée d’écrire cet article, qu’est-ce qui me permet de penser sérieusement qu’elle était tombée du ciel et aurait pu ne pas tomber, que j’aurais pu penser à écrire un article sur la défense du libre arbitre augustin ? Ma pensée d’alors était le résultat d’un cheminement de pensées antérieures et j’ai tout le mal du monde à imaginer que j’aurais pu penser autre chose lors de cette deuxième dixième de seconde. Décidément, en appuyant le bouton « play », j’ai l’intuition (d’un point de vue macroscopique, à l’échelle de mon corps) que je verrais se dérouler le même petit film : même mouvement d’objet, même signal du corps, même pensée. Si ce dixième de seconde était donc la deuxième fois, la même que la première, on ne voit pas pourquoi il en irait autrement pour une seconde entière, une minute, une heure… une vie.
Tout participe à un processus inéluctable contre lequel je ne peux rien ; même ce que je considère comme ma lucidité à propos de l’illusion de ma liberté fait partie du même processus contre lequel je ne peux rien. Mon « choix » de penser et d’écrire ici que je ne suis pas libre est lui-même un résultat non choisi. Ma dignité humaine en prend un sacré coup évidemment ; fatal peut-on dire. Je retourne la mauvaise foi sartrienne : ce n’est pas là une tentative de refuser ma liberté, mais d’accepter l’inacceptable, la servitude totale de ma condition physique et de toutes mes pensées ; la mauvaise foi consiste au contraire à ne pas accepter cet inacceptable et de se réfugier dans l’illusion de la liberté. Un globule rouge de mon corps participe sans le savoir et sans le décider au grand mouvement de celui-ci ; de manière analogue, mon corps tout entier (ma pensée en fait partie) participe au grand mouvement du monde, sans que je le sache et sans que je le décide.
Saint Augustin a inventé la notion de libre arbitre en ces termes : « Dieu a conféré à sa créature, avec le libre arbitre, la capacité de mal agir, et par-là même, la responsabilité du péché », idée horrible et géniale à la fois permettant de déculpabiliser dieu du mal. Depuis, même les plus grands critiques du libre arbitre se sont efforcés de sauvegarder la liberté humaine. Pour Spinoza, même si l’homme n’est pas « un empire dans un empire », il reste libre si, au moyen de sa raison, il comprend pourquoi il agit de telle ou telle manière. Pour Schopenhauer, l’homme accède à la liberté lorsqu’il parvient à nier radicalement la volonté. Pour Nietzsche, c’est en dehors de la morale, par-delà le bien et le mal, qu’on peut conquérir sa liberté… Quoi de plus logique après tout pour des penseurs que de fonder leur propre pensée sur l’existence d’une liberté de penser, sinon à quoi bon la pensée !
Et pourtant ! Avec les connaissances croissantes du fonctionnement du cerveau et de la physique quantique, on reniera de moins en moins que la pensée, dont l’illusion de la liberté, n’est que l’expression de processus chimiques complexes, eux-mêmes expression de mouvement d’atomes régis par des lois probabilistes. Non, mon second dixième de seconde, contrairement à mon intuition évoquée plus haut (par l’approche macroscopique), ne sera pas le même que le premier, car la nature est ainsi faite : ce qui s’est passé pendant ce petit laps de temps n’avait qu’une probabilité de se dérouler de cette manière. Au moment où j’appuie sur « play », ma vie aurait pris un autre chemin. Ma liberté est-elle sauvée pour autant ? Bien au contraire, elle n’est que plus enterrée, encore et encore, car parmi toutes les possibilités qui s’offrent à moi à chaque instant, je n’en choisirai jamais aucune, et même si j’ai la force d’accepter cette frustration, cette acceptation ne serait aucunement une expression de ma liberté.
Quel homme pourrait accepter une telle néantisation de sa dignité ? Il faudrait être fou sans doute. J’ai moi-même tellement aimé ma liberté, je l’ai écrit et publié. Il me faut l’aimer encore, car il me semble que la condition première de survie de l’espèce humaine réside dans le fait de garder la raison. L’idée de liberté est le socle de la raison, de cette survie. Liberté chérie, ma folle liberté, toi qui caresse mon esprit, quoi que tu sois, je t’aime et grâce à toi je peux vivre !