Vous avez dit « bonheur » ? (suite)

Après la parution sur ce site de mon article Vous avez dit « bonheur » ?, un ami m’a demandé : « j’aimerais bien que tu développes le point sur comment ne pas se laisser absorber par les émotions négatives ». Voici ma réponse.

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Mon ami,

Voilà une question délicate, car j’ai toujours observé avec moquerie le flot de livres traitant du « bien-être », cette foultitude d’experts indiquant la « bonne » voie vers le « bonheur ». Si ce prétendu chemin existait, cela se saurait et la vie serait bien… triste ! En effet, les émotions négatives ayant disparu, tout le monde nagerait dans une mer de douce insouciance, mais plate à souhait ! Rapidement, on commencerait à regretter le temps des vagues, des tempêtes même ! « Que le yoyo émotionnel recommence ! » dirait-on alors. La nature humaine est ainsi faite, sans doute.

Loin de moi donc l’idée de montrer quelque chemin que se fut, à quiconque. Nietzsche ne fait-il pas dire à son Zarathoustra (les italiques sont importantes) :

« Cela – est maintenant mon chemin, – où est le vôtre ? » Voilà ce que je répondais à ceux qui me demandaient « le chemin ». Car le chemin – le chemin n’existe pas.

Je parlerai donc de mon chemin, le seul qui ait un sens pour moi ! Quant au lecteur de ces lignes, il risquerait de s’y perdre, même s’il acceptait de partager quelques pas avec moi…

Mais il est bon ici de faire d’abord un petit détour. Nietzsche (encore lui !) distingue les forces réactives des forces actives qui émergent en chacun de nous.

Les forces réactives ne peuvent pas se déployer sans nier d’autres forces ; elles se posent en s’opposant. La volonté de vérité par exemple (comme dans les dialogues socratiques) est un modèle de force réactive, car c’est la recherche d’une valeur qui se pose par réfutation de l’erreur ; Socrate réfute constamment pour démontrer une thèse. Nietzsche dit au contraire que « Ce qui a besoin d’être démontré ne vaut pas grand-chose ».

Les forces actives en revanche, comme l’art, se déploient sans s’opposer à quelque chose. Elles posent des valeurs sans discussion (l’artiste commande, il ne discute pas). Pour illustrer cette idée, les coups de pinceau de Van Gogh ou les revers de Federer sont des gestes purs, non « négociés », à la fois simples et puissants. L’art est une illusion délibérée et créatrice qui s’oppose au mensonge idéaliste.

Si je reviens maintenant sur mon chemin de traverse, chaque instant est l’occasion de déploiement de forces. Mes forces réactives me rendront triste si, premier exemple, je me sens mal parce que mon voisin vient d’acheter une nouvelle voiture inaccessible à mon portefeuille (un fait du présent me perturbe). Deuxième exemple : je me lamente en voyant des rides sur mon visage (mon passé perturbe mon présent). Troisième exemple : j’ai peur d’être licencié à cause du Covid-19 (mon futur imaginé perturbe mon présent).

Dès lors, « comment ne pas se laisser absorber par les émotions négatives ? ». Dans le premier cas de figure (le présent d’un autre perturbe le mien), personnellement, je n’ai que faire des biens matériels (depuis longtemps) et surtout, je me moque bien de ce que l’on peut penser de moi (je n’ai acquis cette deuxième libération que sur le tard, vers 45 ans).

Dans le deuxième cas de figure (le passé perturbe le présent), avec le temps, cela va beaucoup mieux en ce qui me concerne (pour d’autres c’est l’inverse, ils s’enferment de plus en plus dans un passé regretté). Je regarde devant et marche vers je ne sais où, mais j’y vais d’un pied décidé !

Quant au troisième cas de figure, c’est le plus absurde de tous (le futur n’existe pas…) et pourtant j’en ai souffert très longtemps. J’ai appris avec le temps, à me débarrasser de ces idées ridicules.

Surtout, j’essaie de mon concentrer sur les forces actives, dans le présent immédiat, à chaque instant. Me prendre pour Beethoven au piano ou pour Dostoïevski avec une plume ? Pourquoi pas si je me sens bien ! Et qui sait, un jour… (ce n’est pas si mal de se projeter dans l’avenir parfois !) Plus simplement, jouer avec son enfant, s’émerveiller comme lui devant un arc-en-ciel, fermer les yeux en sentant l’odeur des croissants qui sortent du four… toutes ces petites choses à côté desquelles je passe encore trop souvent, alors qu’elles sont là, sur mon chemin, sans que j’aie besoin d’aller bien loin, sont source de joie.

Mais je suis un humain et mon espèce est ainsi faite que le passé et l’avenir sont toujours là pour titiller mon présent. Ce n’est pas un hasard, cela contribue à ma survie. J’ai donc renoncé tant aux philosophies inhumaines (déconnectées de la réalité du genre humain), à savoir celles qui disent qu’il ne faut vivre que dans présent, qu’à celles qui postulent qu’il suffit d’éliminer les forces réactives. Nous sommes un tout complexe. Les forces réactives, si réactives soient-elles, n’en demeurent pas moins des forces, et les renier ne conduit qu’à une diminution de sa force vitale dans son ensemble. Je suis séduit par l’idée nietzschéenne de « grand style », cet art d’équilibriste qui permet de faire cohabiter en soi les forces actives et réactives de manière harmonieuse. C’est tout ce à quoi je prétends désormais.

Voilà mon ami le chemin que je recherche tout en le parcourant, et je te souhaite bon courage pour continuer le tien !

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Vous avez dit « bonheur » ?

 

On m’a interrogé récemment sur la question du bonheur et je me suis empressé de répondre, car, paraît-il, « le bonheur n’attend pas ».

 

Pour s’aventurer sur ce sujet, il faut partir, me semble-t-il, des émotions fondamentales. Il y en aurait six selon Paul Ekman : la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise et le dégoût. D’autres théories les ramènent à quatre : la joie, la tristesse, la peur et la colère. Ce qui importe, c’est que nous ressentons tous que ces émotions sont éphémères, et cela nous gêne, voire nous perturbe. Ce qui est ressenti comme agréable, nous voulons qu’il s’inscrive dans la durée.

 

C’est là qu’intervient le concept de bonheur. Il est défini de plusieurs manières dans l’histoire de la pensée, mais globalement, il serait une joie qui dure. Toutes les approches religieuses, les théories du salut, l’invention du Paradis, etc. s’inscrivent dans cette construction intellectuelle. Plus tard, lors de la sécularisation des idées religieuses, le bonheur est recherché dans une construction humaniste (qui reprend l’idée « d’aimer son prochain ») ou politique (société égalitaire avec le communisme ou débarrassée des impurs avec les totalitarismes).

 

Tout cela ne repose-t-il pas sur l’inacceptation par l’homme du caractère tragique du réel (ni bon ni mauvais, tragique pris ici au sens de « tel qu’il est ») ? Or quelle est la réalité de nos vies ? Un yoyo émotionnel permanent, disons, pour faire simple, entre la joie et la tristesse. Je suis joyeux en me levant, car ma femme me fait un baiser ; je suis triste cinq minutes plus tard parce que je me suis pris le pied dans la porte ; puis je regarde mes mails et suis joyeux à nouveau en apprenant que ma fille a réussi un examen ; puis triste parce que j’apprends que mon fils s’est cassé la jambe ; puis joyeux parce que j’ai gagné 5000€ au loto, etc. (journée bien remplie, j’en conviens !) C’est le « tragique » du réel, sa contingence si l’on préfère. Mais comme on n’accepte pas les moments de tristesse, on se construit un idéal de joie permanente, qu’on appelle bonheur, qu’on espère atteindre un jour et pour lequel chacun se démène tous les jours… La mauvaise nouvelle, c’est que personne ne l’atteindra jamais. La bonne c’est que l’effort, le mouvement vers cet idéal peut contribuer, pour certains, à créer plus de joie dans le présent (mais ce n’est pas le cas de tout le monde, comme le fanatique religieux par exemple). Quoi qu’il en soit, la vie sera toujours un yoyo émotionnel.

 

Si l’on veut absolument définir que ce serait une vie « heureuse », ce serait, me semble-t-il, une vie lors de laquelle, au bout du compte, celui qui l’a vécue a ressenti plus de moments de joie que de moments de tristesse.

 

La question fondamentale est donc : comment créer le plus possible de moments de joie ? N’est-ce pas justement en tâchant de vivre intensément, à chaque instant, le « tragique » de l’existence ? On pourrait le formuler autrement, par une lapalissade : « aucun instant ne peut attendre ! »