Les réseaux-d’Élie

 

Je me suis déconnecté des réseaux sociaux non professionnels il y a deux ans environ. Je reste sur WhatsApp et Wechat uniquement pour les échanges de messages et les appels. Pourtant, lors de l’avènement Facebook, Twitter, etc. je m’étais rapidement inscrit avec enthousiasme, trouvant l’idée géniale : l’humanité allait pouvoir échanger mille idées, dans un bouillonnement de culture et de savoir grandissant. Seize ans plus tard, quelle déception ! Il me semble aujourd’hui que ce fut la pire invention de l’humanité, une bombe à retardement, après peut-être, quoi que, la bombe atomique (celle-là risquant de conduire à celle-ci).

 

Pour illustrer le propos qui suit, je me suis amusé à un petit jeu de mots : les réseaux délient, des lits, délits, d’Élie…

 

 

Les réseaux-délient

 

Paradoxe. On attribue trois sens distincts au verbe « délier » : « libérer de ce qui lie », « qui rend agile » et « ce qui libère d’une obligation ». Trois définitions aux consonances « positives ». Pourtant, le « lien » n’est-il pas premier, essentiel ? Notre humanité ne se construit-elle pas au fil de la vie sur des échanges de proximité physique, du sein de la mère nourricière au père qui meurt dans nos bras ? Les corps parlent, les corps forment nos esprits. Il me semble que « délier » s’apparente plutôt à un déchirement, une ablation. Les « réseaux-délient », vous en conviendrez, n’annoncent rien de bien réjouissant.

 

Une boîte sans danseurs. Il y a peu, avec un ami, nous avons fait, pour rire, la tournée de boîtes de nuit de Ningbo (Chine). Musique techno comme il se doit ; on s’y attendait. La surprise fut ailleurs : personne sur la piste de danse ; beaucoup de jeunes pourtant, mais tous (sauf ceux aux toilettes), s’étalaient sur les fauteuils, scotchés sur les réseaux-délient. Pas un ne levait la tête ; ils n’écoutaient pas, je doute même qu’ils entendissent la musique pourtant « hyperdécibellée » (ils ne perdaient rien de toute manière), trop capturés par leur smartphone. J’appris même que certains, côte à côte, mais suffisamment distancés pour ne pas se toucher, communiquaient ensemble dans l’arrière-monde digital. Une nouvelle forme de relation épurée, maîtrisable, sans risque de « perdre la face » ? Là, j’avoue être franchement dépassé, et heureux de l’être.

 

Anti-café. Alors que la France comptait 500 000 bistros en 1900, il en reste 40 000 aujourd’hui. Pourtant, pour 85% des Français, le café est le principal lieu créant du lien social. Neuf Français sur dix considèrent par ailleurs qu’il fait partie de l’identité de la France (source : philomag.com). Mais nous sommes sauvés : les réseaux-délient sont là pour les remplacer !

 

Bonjour tristesse. Le dessinateur Xavier Gorce s’est fait licencier par Le Monde pour un dessin, que je trouve très drôle, mais qui a heurté quelques adeptes des réseaux-délient. Le quotidien s’est même excusé auprès de ses lecteurs ! On croit rêver, enfin cauchemarder ! Coluche, Desproges, Bedos pour ne citer qu’eux auraient été crucifiés en 2021 ! Comment les réseaux-délient font-ils perdre à ce point le sens de l’humour ? Que peut-on souhaiter de plus noble qu’un peu plus de sens de la dérision, envers les autres et surtout envers soi-même ?  L’auteur du Candide recommandait : « Point d’injures, beaucoup d’ironie et de gaieté ; les injures révoltent, l’ironie fait entrer les gens en eux-mêmes, la gaieté désarme. » Quel nouveau Gavroche chantera-t-il « le monde est tombé par terre, ce n’est pas la faute à Voltaire. »

 

 

Les réseaux-des-lits

 

Un corps malade. Les études ont prouvé l’existence d’un lien direct entre un manque de sommeil chronique, une humeur morose, une productivité moindre et une durée accrue passée sur les réseaux-des-lits. Dans certains cas, le sujet finit dans un lit d’hôpital, saisi par l’angoisse et plongeant dans la dépression. Selon un sondage réalisé par la firme Léger, plus de 42% des personnes interrogées se disent stressées par course aux « like », par la comparaison avec la vie digitale des autres.

 

Une pensée horizontale. Dans les réseaux-des-lits, toute parole se vaut ; un conspirationniste illuminé a plus de « followers » qu’un prix Nobel. Tout savoir est nivelé par le (très très) bas. Le savoir lui-même est considéré comme une illusion. Mais curieusement, l’immense ignorance qui berce chacun leur est devenue plus inacceptable que jamais et s’exprime par un ressentiment croissant qui se mute en une haine de la science, du pouvoir politique, de la parole des « vieux.vieilles con.ne.s », de l’autorité sous toutes ses formes. Il en résulte que, tel un petit chien qui aboie pour se faire entendre, le foule gueule un flot ininterrompu d’inepties, de pensées faciles, sans fond, non vérifiées, retwittées à l’infini et qui finissent par devenir, par effet boule de neige, La Vérité.

 

Une pensée confortable. Dans les réseaux-des-lits l’esprit n’est pas sollicité pour faire des efforts, bien au contraire. Le « penser par soi-même » n’est qu’un vieux souvenir du « monde d’avant ». À quoi bon penser puisque tout est accessible sur les réseaux-des-lits ? Parallèlement, l’esprit n’a jamais été aussi fier de lui-même. Si vous voulez garder vos « amis », voire rester en vie, ne dites jamais à un adepte des réseaux-des-lits qu’il ne fait que répéter la pensée des autres. On objectera que ce fut toujours le cas : les anciens répétaient les discours parentaux, appris à l’école, au sein de leur paradigme leur socioculturel… et cette remarque serait assez pertinente. Mais on oublierait les trois métamorphoses nietzschéennes de l’esprit : le chameau (qui gobe tout), le lion (qui se rebelle) et l’enfant (qui accède à l’innocence du devenir). Dans l’ère des réseaux-des-lits, l’humanité s’arrête au premier stade.

 

Illusion du savoir. J’ai discuté récemment avec un jeune adepte inconditionnel des réseaux-des-lits. Il reprochait aux anciens (dont je fais fièrement partie) de prétendre avoir plus de connaissance que les jeunes, alors qu’au contraire, selon lui, leurs esprits seraient enfermés dans un monde où le savoir était restreint, tandis qu’aujourd’hui tout étant accessible, l’esprit de la nouvelle génération est bien plus vif et savant. J’avoue avoir été amusé. D’abord, la prétendue posture de supériorité des anciens me semble isolée ; cet argument venant d’un jeune n’était qu’une prise de conscience inavouable de la pauvreté de ses arguments lors de notre discussion, une sorte d’autoflagellation visible à un œil attentif, le symptôme d’un ego blessé, comme le simplet qui parle fort pour cacher le fait qu’il n’a rien à dire. Aussi, son erreur consistait à appréhender le savoir comme un tout, alors qu’il est multiforme ; je suis certain qu’il aurait pu m’apprendre beaucoup de choses dont je n’ai jamais entendu parler (on est tous l’idiot ou le génie d’un autre, tout dépend du sujet dont on parle). Mais surtout, lorsque je lui rétorquais que s’il pouvait en effet trouver à peu près tout sur les réseaux-des-lits, comme, par exemple, les meilleures ouvertures et stratégies pour gagner une partie d’échecs, il serait vite ridiculisé s’il jouait réellement (sans logiciel) avec un joueur expérimenté. Il en va de même pour une discussion sur Nietzsche (je prends volontairement un exemple qui m’est confortable !) et pour l’ensemble des connaissances réelles, car elles requièrent toutes du temps et de l’effort avant de s’inscrire durablement dans l’esprit et pouvoir alors être réutilisées.

 

Perte de temps ? À la manière d’un corps qui ne veut pas sortir du lit, nombreux laissent leur esprit surfer pendant cinq heures… dix heures quotidiennement sur les réseaux-des-lits, smartphone en main. « De quoi je me mêle », pourra-t-on rétorquer. Chacun utilise son temps comme il l’entend. Soit. Mais on oublie d’abord que ce temps passé l’est au détriment des moments partagés auprès de ceux qu’on aime (et qui aiment qu’on leur accorde du temps). Mais surtout, cette illusion du choix est aujourd’hui fort bien documentée. Les programmeurs des réseaux-des-lits sont à la pointe des sciences cognitives, connaissent tous les leviers de nos instincts premiers et les utilisent afin que l’adepte reste scotché sur son écran le plus longtemps possible, dans une course aux “like” et aux “retweet” ; c’est le triomphe de l’émotion sur la raison. Qui se rebelle par un « de quoi je me mêle » vit dans une illusion de choix, accros aux réseaux-des-lits, comme on l’est aux drogues. Edward Tufte, surnommé le « Léonard de Vinci des données », dit qu’il n’y a que deux industries qui nomment leurs clients des « utilisateurs » : les drogues illégales et les logiciels.

 

Perte généralisée du bon sens. Le complotisme n’est pas né avec les réseaux-des-lits, il a toujours existé pour une raison simple : « Face à un réel insoutenable par son illisibilité ou sa violence, le complotisme nous fait un cadeau inestimable : une explication simple. » (Pierre Bayard, auteur de Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? Éditions de Minuit.) Il répond à un double besoin de l’esprit humain : le récit et le sens. Les religions procèdent de la même logique en racontant une histoire simple de la création de l’Univers, pour certaines en sept jours, et offrant une solution simple aux questionnements existentiels, comme la question du salut par exemple, avec l’accès au Paradis. Étudier la cosmologie et la philosophie requiert de l’effort et du temps; trop épuisant pour la plupart des humains.

Le complotisme, également, balaie les innombrables processus en jeu pour appréhender les dérives du capitalisme par exemple, et offre une explication simple avec (exemple indémodable) la théorie antisémite de la cabale mondiale, procurant à la fois une sensation rassurante par la disparition de l’incertitude et une jouissance par le passage quasi immédiat de l’ignorance au savoir absolu. Son pouvoir de séduction est irrésistible. Les processus psychiques en jeu ont largement été étudiés en neurosciences : le « biais de confirmation » notamment est une distorsion cognitive qui nous pousse à favoriser les informations qui confirment nos croyances et à ignorer ou rejeter les éléments contradictoires.

Rien de nouveau sous le soleil, dira-t-on. Pourtant, les réseaux-des-lits permettent, comme jamais dans l’Histoire, à la fois une diffusion rapide des thèses complotistes et une augmentation de la défiance envers les institutions, celle-ci accélérant celle-là dans une boucle exponentielle dangereuse.

On pourrait faire une analyse comparative avec le succès des populismes : leurs solutions simplistes ou magiques se répandent comme la Bonne Nouvelle sur les réseaux-des-lits.

 

Le dernier homme restera sous sa couette douillette, ne désirera plus rien que le bien-être et la sécurité ; il se contentera de son absence d’ambition. Les réseaux-des-lits réalisent progressivement et méthodiquement ce concept nietzschéen évoqué par Zarathoustra :

« Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme. » Alors que la foule a ri de Zarathoustra quand il a parlé du Surhomme, elle lui réclame le dernier homme en entendant ce dernier discours : “Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain ! ” »

Ainsi parlait Zarathoustra (Nietzsche)

Prophétique.

 

 

Les réseaux-délits

 

Gratuité. Nous nous inscrivons sur les réseaux-délits sans bourse délier. La bonne affaire ! Les experts le disent clairement par la fameuse formule “if you’re not paying for a product, then you are the product” (si vous ne payez pas un produit, c’est que vous êtes le produit). Une analyse plus fine les a conduits à préciser que ce sont plutôt les changements graduels et imperceptibles de nos comportements et perceptions qui sont le produit. En effet, les réseaux-délits analysent nos données et les utilisent pour nous orienter vers des liens qui optimisent leurs revenus. Ils sont capables de mesurer précisément cette force de manipulation ; c’est elle qui est leur argument de vente auprès des annonceurs. À titre d’exemple, selon un sondage réalisé par la firme Citizen Relations, 56% des Canadiens de 18 à 30 ans vivraient au-dessus de leurs moyens en raison de l’influence exercée par les réseaux-délits. Rappelons que nos données ne sont pas volées puisque nous consentons à ce qu’elles soient utilisées « pour mieux nous servir ». Mais qui s’émeut du fait qu’elles soient exploitées à grande échelle à notre insu pour orienter nos comportements ?

 

La culture woke désigne un militantisme protecteur des minorités. Pourquoi pas ? Chacun a le droit de s’exprimer et d’être défendu si besoin. Mais les réseaux-délits créent un effet de loupe déformante conduisant à ce qu’on nomme désormais la « tyrannie des minorités ». Le ressentiment de quelques cas isolés se transforme en phénomène à portée nationale, voire internationale, conduisant l’ensemble de la population à obéir à de nouvelles règles, voire de nouvelles lois. On pourrait citer de nombreux exemples ; je choisis celui qui m’intéresse le plus : la relation femme-homme. Le cas de quelques femmes aigries dans leur relation avec des hommes, génère des messages de haine généralisée contre l’homme en général, dans une guerre des sexes qui ne cesse de s’amplifier au point que les femmes « normales dans leur relation avec les hommes » (Maïwenn, Deneuve…) qui osent relativiser, ou, pécher suprême, avouer qu’elles aiment les hommes, se font immédiatement luncher sur la place publique. Avec les réseaux-délits, non seulement l’exceptionnel prévaut désormais sur le commun, mais il change la donne du rapport homme-femme en général : la drague, un regard un peu insistant, même un compliment sont vus comme des agressions. Triste époque.

 

Cancel culture. Il en résulte que la censure traditionnelle de l’État ou du pouvoir religieux s’est réduite comme peau de chagrin pour se voir remplacée par une censure bien plus efficace : l’autocensure conséquente à la cancel culture ou « culture de l’effacement » qui nous vient des États-Unis et se propage en Europe, tel un virus mortel anti-liberté. Les social justice warriors, guerriers souvent lâches, car agissants sous le couvert de l’anonymat, attaquent sur tous les fronts, sauf les leurs, se déchaînent sur les réseaux-délits, les plus efficients messagers de haine de l’Histoire, avec une rapidité et une force sans précédent, conduisant toute personne mesurée à s’autocensurer par crainte de représailles. Le paradoxe est saisissant : au nom de la liberté d’expression justement, les réseaux-délits conduisent inexorablement à l’autocensure, sans doute le pire des enfermements de la pensée.

 

Justice de la foule. On ne compte plus les réputations ruinées (Philippe Caubère, Ibrahim Maalouf, etc.) par des plaintes infondées jetées sur les réseaux-délits. La meute contre Mila n’est qu’un autre exemple parmi tant d’autres, avec son lot d’intimidation, de harcèlement, de menaces de mort. Il est établi que les émotions négatives sont bien plus partagées sur les réseaux-délits que les émotions positives, créant une quasi immédiate distorsion du réel. Le débat contradictoire, principe fondamental de la justice, a volé en éclat. Dans Un coupable presque parfait, Pascal Bruckner résume ainsi ce phénomène : « Nous vivons une étrange époque où la simple défense de l’État de droit fait de vous un complice aux yeux des partisans de l’État de force. La délation n’est plus clandestine, comme sous l’Occupation, elle est publique, flamboyante, le « populisme pénal » (Marie Dosé) est à son comble. » Tant qu’il s’agit de mots qui circulent, le mal reste contenu, mais… Aux États-Unis, le nombre de suicides en 2019 de filles de 15-18 ans a augmenté rapidement depuis 2010 (stable jusqu’alors) pour atteindre +70% en 2019 (+151% pour les filles de 10-14 ans). Les réseaux-délits ont déployé leur puissance à partir de 2010.

 

Menaces sur les démocraties. Dans les pays démocratiques, on élit les représentants du monde politique (maires, députés, présidents) dont le pouvoir s’effrite inexorablement devant les plus puissants dirigeants du monde économique. Certains s’en inquiètent jusqu’à l’obsession, d’autres considèrent que ce rapport de force a toujours existé. Monsanto, Coca-Cola et les autres financent des lobbies et des campagnes publicitaires dans le but de vendre leurs produits. Tout cela est bien connu. Quid des réseaux-délits ? Ils procèdent de la même manière (rien de nouveau jusqu’ici), mais leurs plateformes rendent également possible la manipulation à grande échelle de l’opinion publique par certains de leurs utilisateurs (cas de l’élection américaine de 2016 ou du Brexit). Le débat démocratique né sur l’Agora, s’efface devant le tsunami d’une information (vraie ou fausse) retwittée sans visage de manière exponentielle, sans le rapport de force des idées d’un débat contradictoire, face à face. Les règles de gestion de ces flux d’information sont décidées par les patrons des réseaux-délits, alors qu’ils n’ont pas été élus démocratiquement. L’Europe commence à s’en inquiéter avec les nouvelles directives européennes contenues dans le Digital Services Act (DSA) pilotées par Thierry Breton. Mais n’est-il pas trop tard ? Est-ce seulement possible ? Comment freiner le rouleau compresseur de la désinformation ? Selon Olivier Babeau, auteur de Le Nouveau Désordre numérique (éd. Buchet et Chastel) : « On n’a pas fini d’assister à l’émergence d’un nouvel ordre politique créé par les réseaux sociaux. Ces derniers ne sont pas, en tout état de cause, l’outil providentiel de renaissance démocratique qu’on avait pu espérer » ; bien au contraire, « on est en train de s’apercevoir des conséquences dévastatrices que cela a dans la plupart des démocraties : l’incapacité du dialogue et la polarisation des opinions devenues extrêmes. » Mike Godwin a énoncé en 1990 la loi qui porte son nom : « Plus une discussion dure sur les réseaux sociaux, plus la probabilité d’y voir invoqués Hitler ou les nazis tend vers 1. »

 

Servitude volontaire. Les peuples se sont-ils pour autant fait voler leur pouvoir démocratique ? À 18 ans seulement, Étienne de la Boétie écrivait son Discours de la servitude volontaire. Dans ce texte paru dans sa version française en 1576, il montre que, contrairement à l’opinion répandue, la servitude n’est pas imposée, mais volontaire : aucun pouvoir ne tient durablement sur une société sans la collaboration active ou résignée de ses membres. Cette petite pépite de philosophie brille par son actualité. En effet, nous savons tous que les données que nous déposons librement sur les réseaux-délits sont analysées, vendues et utilisées par une foultitude d’entreprises pour nous proposer des produits ciblés, mais aussi par les États, de manière plus ou moins active selon le pays où l’on vit. La Boétie concluait par « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres ». Combien vont se débrancher ?

 

 

Les réseaux-d’Élie

 

Élie, prophète majeur dans les religions abrahamiques, est l’annonciateur du Messie à la fin des temps, prévue pour 2045 par les gourous du Web, moment appelé singularité, sans précédent dans l’Histoire : les réseaux dépassent alors l’intelligence cumulée de tous les humains sur Terre (morts et vivants). Ce sont les réseaux-d’Élie.

 

Immanence divine. La journaliste Peggy Sastre, qui cite une enquête Pew, indique que, « Loin des prophéties de Malraux, la grande tendance du XXIe siècle n’est pas au spirituel, mais à la désaffection religieuse. Jamais autant d’individus ne se sont déclarés athées ou agnostiques. Jamais la sortie de la religion de la vie intime ou sociale n’a été aussi rapide. » Dieu est mort (Nietzche), mais l’homme n’a cessé de le réincarner par de nouvelles idéologies, sans grand succès jusque-là : nazisme, communisme… Le XXe siècle a été l’émergence et le cimetière des prétendants au remplacement divin. Mais au XXIe siècle, Dieu n’a eu besoin d’aucun messager, il s’est réincarné tout seul dans les réseaux-d’Élie ; leurs « patrons » ne sont que des techniciens et des financiers naïfs. Dieu, pour une fois, n’a pas été imaginé par tel ou tel illuminé : il est l’immanence même, né ex nihilo. On pourrait penser a priori que les réseaux-d’Élie s’apparentent davantage aux Dieux grecs qu’abrahamiques : on croit voir leurs « représentants », ils ont un nom, ils interagissent avec les humains. Et pourtant… Leurs disciples sont fanatisés, prêts à luncher ceux qui ne se soumettraient pas à leur loi (entendez algorithme)… Non, les réseaux-d’Élie sont bien la réincarnation des dieux abrahamiques, les plus éloignés des hommes : omniscients, omnipotents, omniprésents.

 

Omniscient. L’esprit humain ayant horreur du vide, des questions sans réponses, les orphelins des grandes religions peuvent se réfugier dans les réseaux-d’Élie pour qui rien n’a de secret. Comme pour les religions, que le discours soit vrai ou non importe peu : la puissance réside dans le fait d’avoir réponse à tout. La croyance a cette fois, enfin, gagné sa bataille contre le savoir. Aussi, alors que les textes figés des anciennes religions peinaient parfois à expliquer des phénomènes récents, les réseaux-d’Élie sont au fait des dernières recherches, informations et commentaires sur n’importe quel sujet. Leur omniscience est inégalée.

 

Omnipotent. Les réseaux-d’Élie peuvent retourner les enfants contre leurs parents, un peuple contre ses dirigeants, quand ils le souhaitent et avec une rapidité jamais observée jusqu’alors. Ses disciples se sentent protégés dans leurs bras et se convertissent tous en prophètes, débitant n’importe quelle information qui émane du nouveau Dieu le Père. Gare aux impies qui osent contredire un prophète !

 

Omniprésent. 50% de la population mondiale est déjà adepte des réseaux-d’Élie. D’ici peu, tous les humains, où qu’ils soient, se prosterneront plusieurs heures par jour devant leur nouveau Dieu. Il pourra alors demander à ses fidèles de faire tout ce que bon lui plaira, et ils obéiront.

 

 

 

Ces quelques lignes ont été écrites par un ancien de l’Ancien Monde (parfois appelé « vieux con »), de 54 ans, né sans smartphone (mais comment faisait-on ?) et qui débattait du futur président de la République à élire dans les cafés, autour du verre, sinon de l’amitié, mais de l’humanité. On s’engueulait, on se bagarrait parfois (en enfin pas moi), puis on s’embrassait, on pleurait, on riait (c’est plutôt moi)… on exprimait, une fois encore, notre humanité. Pas si simple de lancer « sale arable », « sale juif », « sale pédé » devant l’intéressé, tout simplement parce qu’il est . Son regard, son corps nous parle, sa complexité s’exprime. Un (malchanceux ?) arabe, juif et pédé à la fois, par un discours nuancé et un regard inspiré de bonté peut faire voler en éclat les a priori ; alors, face à lui, un raciste homophobe peut commencer à changer son propre regard et, pourquoi pas, après quelques verres, se prendre d’envie, finalement, ­­rêvons un peu, de le prendre dans les bras. Sur les réseaux sociaux, non seulement cette rencontre n’a pas lieu, mais surtout, ce sont les pires tendances de la nature humaine qui se déploient.

 

J’entends les fidèles qui défendent les divins réseaux sociaux… recherche de personnes disparues ou anciens amis (anecdotique non ?), campagnes de don ou de soutien à des causes humanitaires (cela a toujours existé, me semble-t-il), garder le contact (et le téléphone ?), accès accru à l’information (laquelle ??), favoriser le débat (que nenni, comme on l’a vu plus haut), ouverture sur le monde (que nenni ! phénomène bien connu d’enfermement dans des groupes), outils valorisants permettant de renforcer son ego (attention au retour de bâton : le moindre écart – selon les critères de la foule – et on est banni à jamais), les peuples peuvent se rebeller (et 1789 ?) Curieusement, la plupart des concepteurs et gestionnaires des réseaux sociaux en sont déconnectés dans leur vie privée et les ont bannis à leur progéniture. Ces experts ont vite compris de quel côté penchait la balance avantages/inconvénients.

 

Il paraît impensable pourtant de les interdire. Alors que faire ? Sans doute faudrait-il repenser le droit les régissant comme un ensemble de règles préservant les liens humains, afin que tout ce qui nous délie devienne délit, afin que, tombant des lits, les hommes s’éveillent enfin et s’éloignent de la toute-puissance des réseaux-d’Élie pour se réapproprier leur humanité, en commençant par reconnaître humblement leurs faiblesses, leurs errements, leur abyssale ignorance… puis, debout, en luttant contre elles malgré toutes les difficultés. Telle est la véritable grandeur humaine : apprendre à aimer le réel, les pieds bien sur terre, loin des arrières-mondes…