La vague et moi

 

Je ressens comme un vague émoi : la vague et moi, sommes-nous de même nature ?

 

Les faits sont saisissants : toutes les cellules de mon corps vivent bien moins longtemps que moi. Celles de la rétine ne dépassent pas dix jours, quatre mois pour un globule rouge, dix ans pour les cellules du squelette. On peut dire que je ne suis constitué aujourd’hui d’aucune des cellules de mon corps d’il y a vingt ans. Elles ont toutes été remplacées par d’autres, pour un nouvel agencement en apparence identique, telle une vague qui avance sur les flots : quelques mètres plus loin, elle semble à peu près la même, mais les molécules d’eau qui la constituent ont toutes été remplacées.

 

Comme des vagues en fin de course, tous les philosophes ont échoué à définir définitivement l’Etre, pour la raison essentielle qu’ils avaient tout le mal du monde à trouver un référent auquel le rattacher : évidemment tous évoluaient sur les flots mouvants du monde et de la pensée ! Qui suis-je ? ou plutôt que suis-je ? telle est la vraie question, car « être ou ne pas être » me semble trop fumeuse ou réservée aux aveugles : je vois clairement dans le miroir mon ensemble d’atomes, ensemble – ou agencement – qui, ici et maintenant, me dit silencieusement par son reflet que mon moi est bel et bien, mais qui reste sans mot (et sans moi) quand il s’agit de décrire sa réelle nature dans la durée…

 

C’est bien là le problème, car comment ne pas faire l’analogie avec la double nature onde-particule révélée par la physique quantique ? Mon être n’est envisageable qu’à un instant « T », mais dans la durée, comme la vague, je ne suis qu’une onde, une information (par ex. mon code ADN) qui avance jusqu’à se casser un jour sur un rocher (par ex. un accident de voiture) ou s’échouer progressivement  sur la plage (par ex. une mort de vieillesse). Autrement dit, je ne « suis » que si l’on m’observe à un moment donné, tout comme l’électron qui « devient » particule au moment où un observateur extérieur intervient. Le reste du temps l’électron et moi-même ne sommes que des ondes qui évoluent à la surface de la Terre. J’ai plus de chance que les cellules de ma rétine, mais l’électron a plus de chance que « moi » : son espérance de vie est estimée à 4,6×1026 années !

 

« Deviens ce que tu es » aimait à répéter Nietzsche ; quelle belle formule pour résumer notre double nature humaine !