Le récit d’une naissance

 

Voici le récit d’une naissance sous la plume de Boris Cyrulnik. Un vrai régal…

 

 » Quand nos parents ont fusionné leurs gamètes au cours d’un acte sexuel, l’œuf fécondé s’est planté dans la paroi utérine et s’y est développé. À partir d’un certain niveau d’organisation biologique, cet être vivant est devenu capable de percevoir et de traiter certaines informations venues du monde extérieur, c’est-à-dire de sa mère et de son alentour. Après le cataclysme écologique qui permet de passer du monde aquatique de l’utérus au monde aérien des bras maternels, on peut observer un comportement curieux : le nouveau-né pleure ! Il a été chassé du paradis utérin, par les contractions de l’accouchement. Il a dormi pendant le travail d’expulsion quand sa tête a cogné contre les os du bassin et quand son corps tordu s’est faufilé dans le défilé pelvien. Il s’est finalement réveillé tout nu, mouillé et gelé dans un monde aérien où il a dû, pour la première fois de sa vie, se débrouiller seul, respirer seul, s’accrocher et déglutir.

Imaginez que vous êtes tombé sur la lune. Nu, sous un soleil de glace. Vous avez très peur, car vous ne savez pas comment vivre dans cet univers. Un tremblement de lune vous bouscule en tous sens. Vous ne reconnaissez aucun de ces bruits inquiétants. Ils sont bien plus intenses et bien plus aigus que ceux du monde d’où vous venez. Ce nouvel univers glacé, sonore et lumineux jusqu’à la douleur, vous secoue comme jamais vous ne l’avez été dans votre monde antérieur où une suspension hydraulique vous balançait doucement.

Le réveil est terrible. L’angoisse vous fait crier. L’air froid pénètre vos poumons qui se déplissent et vous font mal. Dans ce chaos de lumière blanche, de glace, de cris intenses et suraigus, de chocs violents… soudain une voix familière, on dit votre nom à voix basse. C’est plus fort et plus aigu qu’auparavant, mais vous reconnaissez le ton et la musique de cette voix entendue à l’époque où vous étiez tranquille. Fol espoir des désespérés, vous tournez la tête et les yeux en direction de la source sonore. Aussitôt les autres informations s’éteignent, car vous aspirez à n’entendre que ce morceau délicieux de parole qui vous hypnotise. Avide de cette chose sonore, vous y tendez en vous agitant. Alors on vous prend. Comme un hamac, des bras vous enveloppent et vous mettent dans un creux, bien au chaud. Sur votre face arrive une odeur connue, une douceur intense que vous palpez avec vos mains et explorez avec votre langue. Alors, après la souffrance, après la recherche désespérée d’un autre à aimer, vous sentez dans votre bouche cet être qui coule en vous et vous remplit de chaleur. Vous êtes comblé : tous vos creux sont remplis. Le froid se transforme en chaleur, la sonorité devient une stimulation comme une musique forte et vivante. On ne vous secoue plus, on vous berce, comme avant. Mais vous ne savez pas encore que c’est un autre qui vous satisfait. Vous croyez avoir retrouvé le paradis parce que vos connaissances antérieures sont re-connues, plus intenses, plus vivantes qu’avant, mais un peu différentes : plus localisées sur le dos, sur les mains et surtout sur la face par où s’introduit la mère que vous entendez, que vous sentez, que vous goûtez encore mieux qu’avant.

Vous venez de connaître votre première expérience amoureuse! Cette connaissance vous pénètre et vient du fond de vous-même, de la fusion de votre mère en vous, comme toute connaissance amoureuse et mystique.  »  

 

Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, Pluriel, p.175-176